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« Écrire ses rêves en ligne en temps de pandémie : formes de réflexivités d’une communauté de sois nocturnes »

 

- Malène Béghin

 

 

 

 

Introduction

 

            Cet article se propose de rendre compte d'un travail de collecte de rêves, que j'ai mené durant le premier confinement qui fut décrété au printemps 2020 en réponse à la pandémie de Covid-19. J 'ai ouvert en ligne un document partagé[1], où un court texte de présentation, rédigé en français et en anglais, invitait chacun.e à ajouter le récit d'un ou plusieurs rêves de son choix, sous les récits des autres. J'ai ainsi récolté cinquante-trois rêves, matériel entre témoignage et autofiction constitué par une pluralité d'auteur.rice.s que je remercie chaleureusement.

            Il s'est agi par ce travail d'établir le témoignage nocturne d'un événement historique donné, en particulier, la pandémie de Covid-19. Je m'inscris, par là, dans le récent dynamisme des études qui proposent de développer l'apport des sciences sociales dans l'approche du rêve, jusqu'à maintenant majoritairement abordé par la psychanalyse ou les neurosciences. Je fais notamment référence aux travaux qui, après l'ouvrage de référence Rêver sous le IIIe Reich de Charlotte Beradt[2], se proposent d'aborder le rêve de manière historique, sociologique et anthropologique : Bernard Lahire, et son ouvrage en deux tomes  L'interprétation sociologique du rêve et La Part rêvée[3] ; mais aussi en ce moment même, et problématisé autour de l'actuelle période historique de pandémie, le travail de collecte conjoint de l'historien Hervé Mazurel et de la psychanalyste Elisabeth Serin[4], ainsi que le lieu virtuel du Museum of Dreams ouvert pour récolter les témoignages oniriques des Londonien.ne.s par le  Musée de Londres.[5]       

            Les récits de rêves collectés l'ont été au sein d'un cercle relativement restreint socialement, limité par la diffusion que j'ai pu en faire pendant les deux mois du premier confinement de 2020. Cette collecte s’est effectuée à une échelle internationale, puis nous retrouvons cinq langues différentes et des récits issus de plusieurs pays.  Toutes les traductions que je donnerai ici sont personnelles. Sans prétendre à une quelconque généralisation, ce matériel permet d'observer comment les expressions d'un petit groupe d'individu.e.s se sont organisées dans ce contexte partagé, faisant notamment circuler certains choix thématiques, descriptifs et lexicaux d'une langue à une autre. Je ferai, pour mon analyse, référence aux différents rêves en fonction de la numérotation que j'ai utilisée en correspondance avec leur ordre d'apparition sur le document partagé.

             Le document s'ouvre sur le titre bilingue « Dreams lockdown-journal de rêves de confinement ». Un court texte d'introduction, également en français et anglais, présente ensuite le projet comme un travail de collecte de « témoignages nocturnes », détermine certaines règles de participation et explicite d'emblée le contexte exceptionnel et partagé du confinement sanitaire.

 

Pour la première fois, nous sommes près de la moitié de l'humanité à faire la même chose, au même moment et pour la même raison : rester chez nous. Ferons-nous les mêmes rêves aussi ? [...]

Cette page est un espace de collecte et de partage où vous pouvez participer en écrivant un rêve, ou simplement découvrir ceux des autres.

Vous pouvez choisir d'écrire anonymement, ou de signer. Précisez simplement l'endroit où vous vivez, ou toute autre information qui vous semblerait pertinente. Il suffit d'écrire à la fin du document, et le texte s'enregistrera automatiquement.

 

Le « je » des récits collectés, sujet d'une expérience ensommeillée de soi et du monde, est ainsi d'emblée inscrit dans une perspective historique. J'observerai ici comment la dimension intime de l'écriture du rêve s'articule à la dimension collective du confinement sanitaire et du document partagé en ligne, et les formes par lesquelles cette expression écrite de plusieurs « sois nocturnes » peut se faire support et manifeste d'une conscience collective.

 

 

 

I. Autour des récits : l'expression mouvante des « sois » dans le contexte du document partagé en ligne

 

            De par le support du document partagé en ligne, chaque récit de rêve est encadré, comme le montre l'exemple ci-dessous, d'éléments manifestant la pluralité d'auteur.rice.s et de lecteur.rice.s :  un titre en majuscule, un court résumé en anglais et des éléments de signature. Ces éléments établissent le récit comme celui d'un.e auteur.rice parmi d'autres, et le thématisent afin d'en faciliter l'accès aux lecteur.trice.s. L'imbrication du récit nocturne et intime dans une dimension collective frappe ainsi d'abord visuellement :

2 MISSING PAPER

            I can't take my plane and police chase me because I don't have a document.

Je suis à l'aéroport pour prendre un avion, mais on me refuse l'embarquement car malgré tous les papiers que je présente, il me manque encore un document. Je le cherche entre les gens qui font la queue, et comprends qu'il est de plus en plus grave que je n'aie pas ce papier. Des bandes de policiers commencent à se mêler à la foule et me cherchent.

M., Paris, 21 mars, 29 ans.

 

 Selon les règles proposées par le texte d'introduction en première page, les auteur.rice.s peuvent se nommer ou rester anonymes, tout en ajoutant ou non des informations de leur choix. Malgré cette liberté, les signatures tendent à fonctionner par modèles et par groupes, un.e auteur.rice s'identifiant généralement en fonction de l'auteur.rice précédent. Les signatures des cinq premiers récits suivent ainsi le modèle « Camille, Paris, 20 mars, 29 ans. », puis les cinq suivantes évincent l'âge pour établir le modèle « Laurent, Paris, 1er avril ». Les auteur.rice.s tendent ainsi à s'identifier par mimétisme, en fonction de l'observation de la manière dont le font les autres.

 

            Par ailleurs, la sélection de ces informations établit implicitement l'identité du.de la rêveur.se comme clé d'interprétation du rêve. Ainsi certain.e.s auteur.rice.s ajoutent-iels à côté de leur nom, genre et âge, leur métier et leur type de confinement. L'un d'entre eux en particulier va jusqu'à préciser sa ville natale, sa situation économique, la présence de sa conjointe et d'animaux domestiques, que l'on retrouve ensuite en effet dans ses récits de rêves : 

 

Alberto[6], 29 years old from Genova living in Milan (Italy), confined with my girlfriend Natalie following the Italian restricion rules, two cats with us, [...], I’m a freelance photographer and I’m not working but on my personal stuff (not for money). Pretty good economic situation in general, she’s still earning money but my bank acconut is below the zero[7].

 

            Dans le contexte du document partagé dans un cercle social relativement restreint, où la possibilité de reconnaître personnellement un.e rêveur.se est importante, les formes d'identification des « sois » dans les récits ou paratextes peuvent se développer comme ici de manière explicite, ou au contraire se brouiller dans la volonté de ne pas être reconnu. Ainsi l'auteur.rice qui signifie par un point d'exclamation entre parenthèses sa conscience de l'éventuelle portée érotique d'un rêve où l'on plante des clous : « À ce moment du rêve, alors que nous plantons des clous à l’aide d’un marteau (!), une légère tension érotique s’installe [...] » [n°31], ne signe que d'une initiale et de son âge, se plaçant ainsi comme l'un des deux seuls cas sur les cinquante-trois rêves, à ne pas préciser de lieu, mention qui favoriserait son éventuelle identification par les lecteur.ice.s. Le second cas [n°45], concernant un récit érotique lui aussi, ne propose quant à lui même plus d'initiale mais un simple « Anonyme ». Il est tout à fait possible cependant, que ces mêmes auteur.ice.s aient pu choisir de s'identifier plus clairement sous d'autres de leurs récits.

 

            La présence des lecteur.rice.s ou auteur.rice.s enfin, lorsqu'ils sont connecté.e.s, est manifestée par l'apparition en haut à droite du document, de petits logos colorés aux motifs et noms d'animaux[8]. Toute personne ouvrant le document se voit aléatoirement attribuer par Google Docs un de ces logos au nom d'animal, qui reste visible par tou.te.s les autres utilisateur.ice.s le temps de la connexion, et disparaît au moment de la déconnexion. Chacun.e peut ainsi savoir au nombre de logos s'iel est seul.e connecté.e sur le document, ou si d'autres utilisateur.ice.s sont présent.e.s.  Informant de la présence des autres, cette fonction influence potentiellement l'écriture du rêve, un.e auteur.ice pouvant par exemple renoncer à écrire, ou s'interrompre en cours de récit, en présence d'autres utilisateur.ice.s. Apparaissant et disparaissant au rythme des connexions et déconnexions, ces logos renforcent visuellement l'aspect social de cette écriture de rêve en ligne.

           

            Ce document partagé est proche du fonctionnement du réseau social, mais d'un réseau social à trous, où les identités des « sois » nocturnes ne sont pas fixes, mais mouvantes, se voilant ou se dévoilant en fonction des récits et/ou de la présence des autres. C'est ainsi dans la particularité de cette dimension sociale forte que s'insère l'expression intime et introspective des « sois » qui rêvent.

II. Regards sur ses « sois » nocturnes : le système expressif de la sensation, de l'émotion et de l'image

            Le « soi » écrivant ses rêves est en effet d'abord un « je » qui regarde à l'intérieur de lui-même, distinct temporellement du « je » rêvant dont il essaye de rendre compte. Dans les récits, les expressions temporelles accompagnent celles de la remémoration, l'ensemble le plus souvent agrémenté des expressions de l'imprécision et du doute : « Je ne me souviens pas le contenu précis de ce rêve. Toutes les choses sont vagues » [n°35] ; « ricordo che » [n°21] ; « non so dove » [n°17][9] ; « C’est confus » [n°48]. Le « soi » rêveur est lui-même fréquemment exprimé en termes suggérant une cognitivité différente de celle du soi éveillé. Cette cognition nocturne d'une langue à l'autre, est généralement exprimée par le champ lexical de la sensation :  « ho la sensazione di essere a Genova o rio de Janeiro »[n°12][10]; « c'est l'impression que j'ai » [n°7] ; « je me sens bien » [n°6] ; « I felt suddenly trapped » [n°4][11]. Parfois le « soi » rêveur lui-même ne parvient pas à saisir ce qu'il perçoit : « en la calle hay peligros que no puedo descifrar y entro en panico. » [n°3][12]. D'autres fois au contraire, il expérimente une forme de connaissance intuitive, certaine même si non rationnelle, et pouvant même s'opposer à celle du « soi » éveillé :  « so che lo hanno fatto ma non ricordo loro che mi picchiano » [n°21][13] ; « Toutes les choses sont vagues. Mais, je sais clairement qu’elle est là » [n°35] ; ou encore avec les guillemets suggérant la particularité de ce type de savoir « “so” che eravamo tutti e tre insieme » [n°19][14].

            Qu'elle soit brouillée ou accrue, l'expression de cette cognition onirique est souvent liée à celle de l'émotion, dont la description suffit d'ailleurs en soi à certains récits : « Je me souviens que j’ai accès également à une minuscule cour intérieure, d’où je peux voir le ciel et cette pensée est apaisante. Ceci est mon univers. » [n°43].

 

            Les auteur.ice.s se décrivent fréquemment comme spectateur.ice.s de leur rêve, tentant de décrire des images et expériences dans la création desquelles iels n'ont apparemment pas de rôle actif : « Afuera en la calle hay peligros que no puedo descifrar y entro en panico. Los peligros eran algo así como Zombies. [15]», décrit l'auteur du rêve n°3, la localisation « afuera » – dehors – de ces dangers renforçant l'impression d'images autonomes, extérieures, qu'il n'a pu que percevoir et tenter par la suite de décrire. C'est également le cas de la photographe du récit n°29, traversée en quelque sorte par des images qui s'éloignent, et qu'elle tente de prendre en photo : « Je voyais 2 femmes habillées exactement de la même manière marcher à côté alors je sortais mon olympus pour les prendre en photo mais elles se tournaient d’un air méfiant. ».

            Bon nombre d'auteur.ice.s, de même, s'efforcent de rendre compte d'une « ambiance » ou d'une « atmosphère » : «  L’ambientazione è la campagna dove vivo [16] » [n°20] ; « une ambiance très festive » [n°34] ; « l’ambiance est légère » [n°42]  Un nombre important également emploie un vocabulaire relié à l'image ou au spectacle : « Il n'y a que l'image en gros plan d'une soupe de nouilles » [n°34] ; « image d'un sms » [n°53]. « Le film commence[...] Les plans sont tournés en extérieur dans une sorte de fête foraine »  [n°37] ; « L'atmosfera del sogno ricordava un po' il film Maze-runner » [n°47][17].

            Parfois même le.a rêveur.se en personne semble disparaître: « je ne comprenais pas si j'étais à la fois spectatrice et actrice », dit l'autrice en employant également le vocabulaire du spectacle. « Ensuite, je ne sais pas pourquoi je suis dans le rêve mais je ne me vois pas, car mon copain me parle » [n°27bis] ; ou le n°52, où le pronom « je » disparaît tout simplement de toute la seconde moitié du rêve.

 

            Les récits de cette collecte créent ainsi par l'écriture en ligne un double collectif du système onirique, un système traversé d'un texte à l'autre par les champs lexicaux de la sensation, de l'émotion et de l'image. Comme le suggérait Gaston Bachelard Dormeurs éveillés[18], l'écriture du rêve est l’occasion de « chercher son fantôme », c'est-à-dire au sens propre de l'introspection, contempler à l'intérieur de soi, ce qui ne relève apparemment pas du fixe et du « je », mais plutôt du traversant et du collectif : des images, sensations et émotions qui passent d'un.e rêveur.se à un.e autre.

 

 

III. Images et paroles traversantes : les enjeux de l'écriture du rêve

 

            Dans le contexte ici donné de la pandémie, je tenterais de dégager la coloration particulière de certains des fantômes, qui sous forme de mots-clés ou de motifs, ont traversé le document d'un récit de rêve à l'autre. Car si le nombre restreint de rêves collectés ne permet en aucun cas de généraliser, il faut néanmoins y signaler la présence importante des thèmes et vocabulaires liés au confinement sanitaire, orientés par le titre du document « Journal de rêves de confinement » malgré l'ambiguïté qu'il contient sur sa portée thématique ou simplement temporelle.

 

             « Covid », « coronavirus » ou même son abrégé « corona » : ces termes qui étaient encore absents du vocabulaire courant les mois précédent le printemps 2020, sont ainsi présents dans près d'un tiers des récits, avec la stabilité phonétique communes aux termes scientifiques issus du latin, et aux formules magiques : en espagnol « Veo el noticiero y anuncian que El Chapulín tenía Coronavirus. » [n°3][19] ; en anglais « speed me away from Covid-19 preoccupations. » [n°4] [20]; en français «  pour cause de corona. » [n°9] ; en italien « c'è emergenza covid » [n°12][21]. D'autres mentionnent « l'épidémie », le « confinement » la « quarantaine » : « Penso che stiamo scappando dell'epidemia » [n°13][22] ; « Nous étions confinés » [n°31] ; « […] ce qu'elle veut faire en profitant du confinement. » [n°48] ; « à ce rythme mon budget fondrait avant la fin de la quarantaine. » ; ou « in questi giorni di quarantena » [n°22][23], ce dernier cas mettant particulièrement en évidence l'existence d'une réalité partagée si commune et exceptionnelle, qu'un pronom démonstratif suffit à désigner cette réalité déjà présente a priori dans tous les esprits.

 

            Cette réalité partagée diurne semble alors se diffracter dans le sommeil en systèmes d'oppositions, dont les pôles sont parfois explorés au sein d'un même rêve. On trouve par exemple, sur une dialectique intérieur/extérieur, sept rêves caractérisés par une sensation forte d'enfermement (prison, grotte, souterrains ou maison de confinement) ; fonctionnant avec ou contre huit rêves de danger au dehors ou d'intrusion (zombies, insectes, inconnus, famille entrant pendant la douche, peur de sortir de la chambre ou de l'appartement).[24]

            Dans une opposition plus claire encore, un soin particulier semble apporté dans les récits à la description du vide ou du trop-plein : six rêves décrivent des espaces vides (rues, parcs, plages, hall d'aéroports) accompagnés d'expressions de sensations négatives comme positives ; neuf rapportent une proximité physique dangereuse. La file d'attente « à trous » est ainsi un exemple fort de l'introduction d'un motif nouveau, apparu dans les rues en l'espace de quelques jours au mois de mars, et traversant les différents individus depuis la veille jusqu'au sommeil. Les trois premières descriptions de files d'attentes oniriques se suivent d'ailleurs d'assez prêt (n°2, 5 et 6), et deux se trouvent dans un aéroport. Choisis ou non par les auteurs en réponse aux récits mitoyens, cette proximité de thèmes en début de document crée en tout cas pour le.a lecteur.ice une impression forte de communauté de motifs.

            La file d'attente s'accompagne souvent du nouveau vocabulaire de la « distanciation sociale », dont les mentions allusives n'auraient pas été compréhensibles les mois précédents le confinement : « mi chiedo perché la gente non tiene le distanze » [n°12] [25]; « J'entre dans le pôle emploi en prenant garde à respecter les distances de sécurité » [n°41], trouvant sa correspondance en anglais dans les résumés « security distance »  [n°5] et [n°12][26].

            Les menaces ou poursuites, sont également extrêmement représentées puisqu'elles concernent quinze récits, la particularité peut-être de ces récits partagés dans le thème et contexte du confinement étant que dans dix de ces cas, cette menace est incarnée par des personnages représentant une autorité sociale : il s'agit la plupart du temps de la police, dans un cas aussi d'un professeur. Dans les deux cas, il faut leur présenter le nouveau type de document ayant également fait son apparition en mars 2020 : « l'attestation » ou « l'autorisation ».  Ces menaces et contrôles sont enfin associées, dans sept récits, à des atteintes corporelles (maladie, blessure ou mort).

 

            Il reste évidemment délicat de cerner des thèmes et motifs, leur nombre dépendant inévitablement de la manière dont je les définis et dont je les cherche. Sans pouvoir totalement échapper à cet écueil méthodologique, je souhaiterais néanmoins signaler que cette forte représentation des thèmes liés au Covid-19, est, et ce malgré la thématisation pandémique de cette collecte de rêves, comparable en proportion à deux autres motifs « hors-sujet », mais traversant eux aussi la plupart des récits, comme plus souterrains par rapport à ceux liés à la pandémie : les animaux, présents dans quatorze rêves (la plupart du temps chats, chiens ou oiseaux) ; et l'eau (dans dix rêves, en général sous forme de bains, fleuves ou mer).

 

            Ce que l'on peut saisir alors dans le matériel que j'ai collecté, sont les formes d'expressions témoignant de la façon dont la thématisation pandémique et l'aspect de réseau social ont orienté l'écriture du rêve. Signatures, titres et proportions des motifs indiquent ainsi comment les auteur.ice.s et lecteur.ice.s ont en quelque sorte ciblé, dans l'expression de leur « soi » nocturne et de celui des autres, les images et paroles traversantes liées au Covid-19 : la démarche introspective de l'écriture du rêve en a été ainsi modifiée, s'inscrivant d'emblée dans une réflexion sur ce qu'il y a de commun dans les images intimes. Ainsi certains motifs nouveaux et vocabulaire associés, en correspondance avec le brusque changement d'ordre social du printemps 2020, tels que la file d'attente à trous et la « distanciation sociale », ont-ils fait saillance.

 

 

            C'est alors que l'analyse de ces récits permet peut-être de dégager un enjeu majeur à la pratique d'une écriture collective des rêves en ligne pendant le confinement sanitaire : on ne décrit pas seulement ce qui nous traverse, mais bien ce que l’on veut montrer, cette fois-ci de manière consciente et voulue, de ce qui nous traverse. Ici les auteur.ice.s montrent non seulement ce qu'iels supposent (ou constatent par la lecture des autres rêves) partagé par tou.te.s, telles que des situations d'enfermement ou de contaminations diverses, mais encore ce qu'iels pensent important de montrer dans le cadre historique précis de la pandémie de Covid-19. Cette sélection des images et thèmes traversant.e.s indique l'importance chez les auteur.ice.s, de l'idée que le rêve n'est pas seulement une expérience subjective individuelle, mais aussi une réponse à une situation sociale donnée. En cela, ces récits où les « sois » s'expriment en se projetant dans le collectif et l'historique, se font matériel possible pour une réflexion de dimension sociale et politique, en ces deux mois de confinement du printemps 2020 où le lien social diurne et réel, est lui, rompu.

            L'intéressant est que les récits permettant cette réflexion ne sont pas uniquement chargés des thèmes et images traversant.e.s que les auteur.ice.s ont jugé commun.e.s. J'ai en effet signalé que les animaux et l'eau, constituent deux autres ensembles d'images traversantes qui bien que n'étant que peu soulignées par les titres ou les textes, frappent par leur présence d'un récit à l'autre. Sans doute est-ce précisément là l'apport d'une réflexion sociale à partir de l'expression écrite et partagée du rêve : inviter, et offrir un matériau possible à la « détermination complète de l'homme » à la fois diurne et nocturne voulue par Gaston Bachelard[27], où l'individu se saisit lui-même comme part d'une communauté non seulement à travers des motifs historiques et choisis, mais aussi dans les rapports de ces derniers avec d'autres types d'images traversantes, ne relevant ni du contexte historique de la pandémie, ni forcément de l'expérience subjective des auteur.ice.s, et pourtant comme charriées jusque dans l'écriture depuis l'épaisseur de la nuit : dans ces récits, des animaux, et de l'eau qui coule.

 

 

 

[1] J'entends par « document partagé », ou « Google Docs », l'application de la suite bureautique en ligne de l'entreprise Google.

[2] Beradt, Charlotte, et al. Rêver sous le IIIe Reich. Payot, 2002.(Première parution 1966)

[3] Lahire, Bernard. L'interprétation sociologique des rêves, La Découverte, 2018.

et La part rêvée. L’interprétation sociologique des rêves, volume 2, La Découverte, 2021.

[4] Travail mentionné par exemple sur la station de radio France Culture, « La nuit du rêveur », 08/01/2021 ; et ayant donné lieu au colloque « Rêves de confins », BnF, 22/05/2021.

[5] https://www.museumofdreams.org/guardians-of-sleep. Lien consulté le 12/03/2021.

[6] Afin de respecter le contexte initial où iels se sont exprimé.e.s, je modifie les prénoms lorsqu'ils ont été donnés intégralement.

[7] « Alberto, 29 ans, de Gênes, vivant à Milan (Italie), confiné avec ma copine Natalie suivant les restrictions italiennes, deux chats avec nous […], je suis photographe freelance et je ne travaille pas excepté pour mes projets personnels (pas pour l'argent). Plutôt bonne situation économique en général, elle touche encore de l'argent mais mon compte en banque est en-dessous de zéro […] ».

[8] Ce sont les logos établis par l'application « Google Docs », par exemple « mouffette anonyme » ou « loutre anonyme ».

[9] « je me souviens que » [n°21] ; « je ne sais pas où » [n°17].

[10] « j'ai la sensation d'être à Gênes ou à Rio de Janeiro «  [n°12].

[11] « Je me suis sentie tout d'un coup piégée » [n°4].

[12] « dans la rue il y a des dangers que je n'arrive pas à déchiffrer et je commence à paniquer. » [n°3].

[13] « je sais qu'ils l'ont fait mais je ne me rappelle pas d'eux qui me frappent » [n°21].

[14] « je “sais” que nous étions tous les trois ensemble » [n°19].

[15] « Dehors dans la rue il y a des dangers que je n'arrive pas à déchiffrer et je commence à paniquer. Ces dangers étaient quelque chose comme des zombies. » [n°3].

[16] « Le cadre est la campagne où j'habite » [n°20].

[17] L'atmosphère du rêve rappelait un peu le film Le Layrinthe » [n°47].

[18] Émission diffusée sur la station de radio France inter en 1954.

[19] « Je regarde les informations et ils annoncent que El Chapulin [personnage de fiction] a le Coronavirus. » [n°3] ?

[20] « [...] me faire dépasser les préoccupations du Covid-19 »  [n°4].

[21] « il y a urgence covid » [n°12].

[22] « Je me dis qu'on est en train de s'échapper de l'épidémie » [n°13].

[23] « en ces jours de quarantaine » [n°22].

[24] Perrine Ruby, chercheuse INSERM au Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon signale également dans l'émission de radio France culture « Confinement/Déconfinement : quel impact sur notre sommeil et nos rêves », la part importante des rêves d'intrusion dans la sphère privée, dans les rêves collectés dans le cadre de son enquête sur l'impact du confinement sur le sommeil et les rêves. Emission diffusée le 14/05/2020.

[25] « je me demande pourquoi les gens ne tiennent pas les distances » [n°12].

[26] « distance de sécurité » [n°5] et [n°12].

[27] Émission « Dormeurs éveillés », Gaston Bachelard, diffusée sur la station de radio France inter en 1954.

 

 

 

 

Bibliographie :

 

Ouvrages

 

  • Beradt, Charlotte, et al. Rêver sous le IIIe Reich. Payot, 2002. (Première parution 1966)

  • Communications,  Éditions du Seuil, n° 108, « La circulation des rêves »,  mai 2021.

  • Lahire, Bernard. L'interprétation sociologique des rêves, La Découverte, 2018.

  La part rêvée. L’interprétation sociologique des rêves, volume 2, La Découverte, 2021.

  • Perec, Georges. La boutique obscure : 124 rêves. Denoël/Gonthier, 1973.

 

 

Colloques

 

  • Rêves de confins, mai 2021, BnF, Paris.

Accès en ligne : https://www.bnf.fr/fr/agenda/revede-confins. Lien consulté le 01/06/2021.

 

 

Émissions de radio 

 

  • Bachelard, Gaston, « Dormeurs éveillés », émission de radio diffusée sur France inter en 1954.

 

 

Sites internet

 

  • Projet de créations d'archives du rêve du Musée de Londres : le musée virtuel Museum of Dreams

            https://www.museumofdreams.org/guardians-of-sleep. Lien consulté le 12/03/2021.

 

 

 

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À propos du/de la rédacteur.ice :

 

Marlène Béghin est doctorante en histoire de l'art, elle prépare la thèse intitulée : « Les rêves dans les images médiévales de 1300 à 1450, pour une anthropologie esthétique du songe prophétique », sous la direction de Christophe Grellard (EPHE) et le coencadrement de Pierre-Olivier Dittmar (EHESS).

Ses recherches s'accompagnent depuis 2017 de travaux de collectes de récits de rêves sous forme écrite ou vidéo, notamment dans le cadre de la production d'une base de donnée de rêves en ligne Dreamstreem (studio de production audiovisuelle Die/Z, Paris), pour laquelle elle réalise aussi des interviews d'artistes tels que le plasticien japonais Yokoo Tadanori.

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