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« Les chaises sont des fenêtres comme les autres »

 

- Pauline Sauveur

En lien avec sa série photographique éponyme

« Lorsqu’il nous rendait visite, je m’asseyais sur ses genoux et, mes yeux dans les siens, j’attendais des aveux. »

(Sophie Calle. Des histoires vraies, p. 7)

 

« Je voulais voir la vie par mes yeux, aller moi-même dans la vie et voir moi-même d’abord. »

(Zouc et Hervé Guibert. Zouc par Zouc, p. 22)

 

En finnois, quand on crie anna mun olla ! Fout-moi la paix ! on dit en fait : laisse-moi être.

Alors, qu’on me laisse tranquille.

Qu’on me laisse le temps d’être là, de regarder, de ressentir l’espace, les contours, les bruits, m’inscrire dans un lieu, y prendre place. Pour que la photographie, cet instant précipité, résulte de mon regard et de mon envie, d’un temps long et attentif.

 

Trouver la chaise légère (mon dos) et transportable dans la voiture du Parc. Commencer avec cette chaise dans la forêt qui sera le cadre, un prérequis pour commencer, et nous verrons. Parce qu’à chaque séjour, je veux être en mesure de convoquer et de garder la marque du lieu.

 

J’envoie un mail au propriétaire qui vend une vieille chaise. Rendez-vous ce soir. Finalement ça sera presque facile jusqu’à la gare d’une ville voisine où m’attendent le jeune homme et sa chaise. L’affaire réglée, il repart à pied, je repars contente. Il est tard, je ressors tester et la chaise et l’idée de la chaise. Le corps dans le jardin dans les phares de la voiture. Habillée de noir sur les photos, on ne verra que mes mains et mon visage.

 

J’ai un peu froid, je continue, je regarde l’objectif droit dans son œil, parce que je sais que même de très loin, le regard importe. Je prends mon visage entre mes mains, je peux sourire mais il me suffirait d’une pensée pour pleurer, la tristesse facile, parfois imprévisible, parfois si évidente sous les sédiments des évènements lointains ou récents.

 

Journal de résidence,

Milly-la-Forêt, janvier 2016

 

 

         Imaginé lors de ces journées de janvier, l’intuition et sa mise en pratique a abouti à ce protocole à la chaise, qui depuis nourrit une série photographique intitulée Les chaises sont des fenêtres comme les autres.

        Cette résidence Île-de-France qui se déroulait en Essonne, avait pour thématique principale les carrières de grès et les témoignages des descendants de carriers. Je devais découvrir un vaste territoire et en visiter même les entrailles à travers les différentes carrières, le plus souvent abandonnées, ainsi que celle, unique et dernière, encore en fonction. Pour compléter cette approche territoriale, j’avais également à ma disposition des témoignages récoltés et retranscrits par le parc régional naturel du Gâtinais, qui m’avait invitée.

 

              Arpenter était le verbe qui m’accompagnait. Et curieusement, cette idée du parcours et du mouvement a produit un protocole de l’immobilité.

 

             Longtemps, j’ai photographié les bâtiments et traqué dans les espaces construits les ouvertures, les lignes de fuite du regard, les perspectives, et donc les fenêtres — ces portes du visage de la maison, comme on dit des yeux « portes de l’âme ». Une fenêtre est par définition une ouverture, donc symboliquement toujours ouverte, même fermée. Toujours le regard la traverse et s’échappe, sauf à être murée ou bloquée par un rideau épais ou des volets. Et même alors persiste sa fonction de percement, temporairement contrecarrée, incident de parcours qui n’efface pas l’essence de la fenêtre. Elle reste une ouverture sur un dedans ou un dehors, ou n’en est plus une du tout.

 

 

         Un objet dehors

 

         Mes premières installations extérieures de chaises étaient symboliques, elles racontaient le collège, le lycée. Il s’agissait de chaises habituelles, de celles qui peuplent les salles de classe, la cantine, éventuellement le cdi ou le bureau, l’école, essentiellement l’école. Pas d’assise molletonnée, pas de design particulier, pas d’accoudoir, la chaise dans sa plus simple expression, banale, connue et reconnue depuis l’avènement de l’objet manufacturé. Je les installais à plusieurs. Formant un cercle, elles figuraient le groupe en discussion. Échelonnées dans une haie, elles représentaient autant de personnages silencieux. Aucune n’était destinée à accueillir le corps humain : en garder le souvenir était suffisant.

 

         Dans cette série qui aborde le paysage, la chaise, à sa façon particulière, joue le rôle d’une fenêtre portative : elle est hors contexte et crée une distorsion et une curiosité : dehors, elle provoque un léger trouble, elle réaffirme sa fonction d’objet conçu pour l’intérieur tout en la décalant, puisque déconnectée de tous ses compléments habituels (la table, l’ouvrage, les cours, les légumes, l’ordinateur). Sa présence a valeur narrative. Décentrée de chez elle, introduite dans le paysage, elle devient une ouverture, comme celles que je traquais en photographiant les bâtiments, elle matérialise une même forme d’invitation, elle dessine une perspective, elle devient source non pas de lumière mais d’interrogation et donc d’histoire, que je cherche à faire apparaitra dans l’image que je construis.

 

 

         Le protocole    

 

         L’idée du protocole est littéralement née du désir de rencontrer le paysage alors que je me confrontais au cadre et aux limites inhérentes à une   résidence : le temps contraint, la course effrénée entre les actions, les rencontres, les visites.

          J’avais dès le départ institué l’acte photographique comme outil, mais je voulais désamorcer le risque du geste (photographique) de la touriste. Je ne pouvais pas me contenter seulement de photographier de façon frontale les lieux, les forêts et les carrières. Je ne voulais pas qu’il y ait le moindre doute. Il s’agissait de définir mon regard, de l’étayer et ainsi de renforcer ma propre démarche. Arpenter les lieux par stations successives, entrevoir les spécificités de tel et tel endroit.

 

So, I changed my mind, not only making the dress but make challenge the very difficult project to be done by someone, for example, me[1] (Song 28)

 

J’ai donc pris à contre-courant mon envie de venir et revenir, de découvrir et de courir partout, toujours plus que ce qui était possible, plus que ce que je faisais, même si c’était déjà beau, déjà bien. Stopper le mouvement. Il s’agissait d’une intuition, je me disais : puisque je ne peux pas être ici, aussi longtemps et souvent que je le souhaiterais, alors je vais créer des instants où je serai exactement là physiquement. Sentir l’air, écouter les sons, les chants d’oiseaux, les bruits qui parviennent du village, les voitures dans le virage. Je vais m’asseoir, attendre, ressentir, emmagasiner et compter les prises de vue, les déclenchements de l’appareil et généralement en perdre le compte. Me dire : là, je suis là et rien n’interfère (est-ce seulement   possible ?) (Penser que rien n’interfère).

        La première série s’est donc faite vers minuit à la lumière des phares de ma non-voiture (celle que l’on me prêtait durant la résidence). Il en résultera une seule image, un montage montrant trois fois le corps, debout, assis et de profil.

Était-ce une métaphore ? C’est assez facile après coup, de faire cette interprétation devant l’éclairage insuffisant, le manteau d’hiver, mon visage caché derrière mes mains, l’ombre qui enveloppe la scène et le corps qui n’est enveloppé que d’air, comme toujours dans un jardin la nuit. Suis-je perdue ? Y aurait-il un chemin à trouver ? Introuvable ? Est-ce un moment de doute ? De recherche ? Est-ce la peur ? Est-ce un manque d’horizon ? Est-ce en écho aux attentats survenus quelques mois auparavant ?

          Peut-être est-ce tout cela à la fois ? Et peut-être est-ce même secondaire : je me cantonne à matérialiser une question : la légère étrangeté du corps sur la chaise dans le noir de la nuit à la lumière d’on ne sait quoi (les phares).

 

En finir avec l’ailleurs et aussi avec le plus tard. Voilà très précisément l’enjeu de ma mobilisation. (Stiegler 111)

 

L’intuition était de mettre le corps en jeu, que l’instant soit vécu et ressenti, pour inscrire ce moment dans le réel. Que le protocole mis en œuvre me permette, dans un premier temps, d’expérimenter la matérialité du paysage, du site, devant témoins mécaniques et photographiques. Sentir la température, l’humidité des herbes hautes, la fatigue ou pas de la journée alors qu’il est tard.

          Je suis là, je travaille. Je travaille parce que je m’assois et que je le décrète. J’ai l’immense liberté, la chance, le pouvoir et le droit, de décréter que m’asseoir fait partie du travail. Je cherche en quoi est-ce un travail et une question. Je m’assois, pour questionner ma présence et le paysage autour, et vérifier si quelque chose de cet engagement corporel sera ou non visible dans l’image.

          Dans mon désir de rencontrer et de rendre compte des lieux, je m’appuie sur la logique et la fonction de l’objet domestique : la chaise en place me permet de prendre place avec elle, à travers elle. Pour enregistrer un extrait du réel, d’une façon plus impliquée que la photographie sans chaise ne le permettrait. Il s’agit bien d’une formule : une chaise, un lieu, le corps d’un côté ou de l’autre de l’appareil, le regard, la photographie.

 

Outil : objet physique utilisé par un être vivant directement, ou par l’intermédiaire d’une machine, afin d’exercer une action le plus souvent mécanique, ou thermique, sur un élément d’environnement à traiter [...]. Il améliore l’efficacité des actions entreprises ou donne accès à des actions impossibles autrement. (Wikipédia)

 

Le protocole consiste donc à installer une chaise, banale, dans le paysage et dans l’image, à l’installer d’office pour introduire dès le départ une non-action, qui est en fait une première question : elle n’a pu atterrir ici sans une histoire qui aura pris corps pour la faire advenir, loin de sa base habituelle qu’est l’intérieur de la maison ou l’oubli du garage ou du grenier. Même sans commentaire, sans cartel d’exposition, une chaise est arrivée ici parce qu’une histoire, aussi minime soit-elle, l’y a amenée.

 

La discipline est finalement une intelligence de la cohérence, celle en lien avec un agir et un penser. Les enfants disciplinés ont saisi, sans nécessairement en avoir conscience de prime abord, l’écologie qui se cache derrière l’attention, autrement dit le logos, la parole de ce qui peut faire maison, de ce qui peut nous accueillir. (Fleury 186)

 

Ainsi, le protocole a valeur d’histoire systématique, ou plutôt systématisée : l’intention est dispensée – dans ses deux acceptations – par le protocole. Il produit et m’accorde d’emblée cette intention, tout autant qu’il m’épargne le besoin d’en avoir une plus précise. Le protocole est un présupposé à suivre, une discipline que je m’impose, il me dispense de trouver à chaque fois une nouvelle raison de transporter la chaise et de l’utiliser dans le site, tout en m’obligeant à le faire – si je veux le suivre.

 

Suivre cette discipline, ce sera se remettre dans les pas de l’enfant, de celui qui découvre son attention en éveil, retrouver en soi la faculté première de faire connaissance avec quelque chose que l’on ne connaît pas. On ne voit pas assez la discipline comme un lieu de rencontre ; pourtant elle l’est, elle sert à faire connaissance. (Fleury 183)

 

 

La chaise photographiée

 

         Outil particulier installé dans l’image, la chaise acquiert une forme d’individualité. Prise en photo, sa forme réapparait et la rend singulière : ses pieds sont des pattes (ou inversement) elle est animale et anthropomorphe par adéquation. En effet, elle s’accorde au corps humain (à sa moyenne corporelle) et raconte, même vide, la correspondance qu’elle entretient avec celui-ci. Sous ses airs géométriques, elle a une morphologie parente. Elle est également un objet orienté : elle a un devant et un dos, reconnaissables. Un pied de chaise mesure autant que la hauteur d’un pied et un mollet adulte. L’assise se dimensionne à la taille de la cuisse et des fesses, le dossier amorce le tronc et devient poignée par où l’attraper pour l’emporter.

Déroulées, les longueurs d’une chaise nous révèlent un autre aspect de ce qu’elle soutient : la hauteur de son pied, ajoutée à la profondeur de son assise, additionnée à la hauteur de son dossier, 45 + 40 + 40 cm environ, soit 125 cm, correspondent à la hauteur du sternum. Ainsi, la chaise nous soutient jusqu’au siège de la respiration. D’ailleurs, chacun sait bien comme respirer c’est aussi se poser, reprendre son souffle, comme cela peut être synonyme de s’asseoir un instant, immobiliser le corps (et l’esprit ?) pour pouvoir se concentrer, observer, réfléchir ou au contraire ne plus penser et fermer les yeux.

          Positionner la chaise hors de son environnement attendu procède de la même résistance minimaliste. Décentrée, elle devient un outil qui, de fait, me permet de renouveler l’inattendu et le questionnement. Un objet dans la nature peut poser question, il peut sembler perdu, il peut raconter le début d’une aventure ou sa conclusion : un couteau, une clé à molette, un sac à dos, un fusil, une brouette et l’histoire s’enclenche, on saute à pieds joints dans le récit.

          Dehors, la chaise d’intérieur n’est pas à sa place. Sans autre indice, elle devient une question ouverte : on ne perd pas une chaise par inadvertance comme on le fait de ses clés ou de son portable, elle ne tombe pas par accident de notre poche ou de la voiture. Debout sur ses pieds, immobile et vide, elle prend vie : elle attend et observe. Par mimétisme avec le corps absent, elle raconte : quelqu’un l’a installée là, s’en débarrasse ou veut s’asseoir, invite du monde, regarde le monde ? Pourquoi ? Pour quoi faire ?

 

Écouter les idées des choses, les idées qu’ont les choses (qui n’en manquent pas) ce serait emprunter ces lignes en perception et en pensée — les suivre, comme on ferait d’une bête. (Macé 73)

 

 

Le corps

 

          J’aime le corps incompressible. Le corps minimal, irrémédiable et muet dans l’image. L’histoire silencieuse qu’il représente immanquablement. Et toutes les questions qui en découlent. Qu’est-ce qu’il regarde, qu’est-ce qu’il ignore, qu’est-ce qu’il y a autour de si intéressant ? Pourquoi prendre le temps de faire ça, venir là, prendre la photographie, jusqu’à diffuser une image ?

 

         Ce qui souvent me frappe et semble être une constance dans les performances auxquelles j’ai pu assister, c’est l’impassibilité du visage et du corps. La force du regard qui se pose au-delà du public présent, ou qui parfois le dévisage, intensément. Une neutralité pour mieux se prêter à la projection du public sur ce corps en jeu devant nous ? Neutralité qui frémit sous l’effet de la performance, physiquement, mécaniquement, subissant les actions et la volonté qui l’habitent, au service de l’idée de la performance. L’artiste nous démontre puissamment comment son corps (et donc le nôtre) est l’outil premier, s’il en est.

          Dans ma démarche, mon but est que le corps, qui est singulier, qui est mien, puisse atteindre un niveau de neutralité, pour représenter un individu, peut-être spécifique mais non démonstratif, pour tendre vers une dé-singularisation, mise au service d’une relation au paysage, à la personne qui regarde la photographie.

 

Il ne s’agira pas de devenir une personnalité, une singularité, comme une injonction à la mise en scène de l’égo. L’enjeu est tout autre : il est relationnel. Se lier aux autres, se lier au sens, se lier au Réel, se lier à l’œuvre, l’éternité des liens comme seule vérité. Refaire un lien, donc, avec l’individuation. (Fleury 11)

 

D’où le choix de porter des vêtements simples, unis, de limiter les références personnelles, d’habiller le corps plus que la personne. Je me doute que la nudité serait une solution franche, elle qui si souvent s’inscrit dans les performances. La force de la nudité est de signifier l’humain et sa condition universelle, sa vulnérabilité et son entêtement (illustré en direct, là, à travers l’acte même de performance), la force de sa décision, l’absurdité et le potentiel, matérialisés sous nos yeux : l’humain peut agir jusque-là et la démonstration à la fois nous le révèle et nous l’accorde, comme une chance offerte à chacun d’entre nous.

 

 

La performance

 

        Mais je ne suis pas prête à me mettre nue et en vue. Et d’ailleurs, je répète (pour cette raison-là ?) que je ne fais pas de performance, que mon engagement prend une autre forme. Je devrais préciser : pas de performance directe, publique. Car, dès qu’il s’agit de définir le processus, je reviens au terme de performance.

 

        Ce protocole est en fait une performance de travail, de création, d’abord pour nourrir un lien, puis pour produire la série photographique qui en découle et enfin pour nourrir l’écriture. Plus précisément donc, elle pourrait être définie comme une performance différée, elle est cet outil qui me donne accès à des actions impossibles autrement.

 

          Elle est pensée pour moi seule au moment où elle se déroule, me permettant d’être présente, au présent et au lieu. Le résultat photographique, du fait même du processus, est lui, définitivement différé, exposé seulement après la phase de post production.

Pendant la performance, je cherche à témoigner de l’approche, je cherche à ce que la photographie soit porteuse d’une épaisseur, d’une histoire, d’une valeur nutritive. L’idée est que les images aient des calories à donner.

 

 

Le paysage

 

Je me dis qu’il ne nous reste peut-être qu’une seule chose à tenter : se replier sur nos grèves pour, à notre échelle minuscule et sans nous laisser décourager par le voisinage inquiétant de l’océan, tenter quand même l’expérience. (Stiegler 66)

           La question matérialisée par la chaise installée à l’extérieur se prolonge, comme par contamination, au corps, assis dessus. Ce corps face à rien, c’est-à-dire face au vide qui définit trop vite (et si mal) un paysage naturel, la forêt, la campagne, le chemin. Le geste prolonge l’interrogation : c’est quoi cette histoire ? À quoi ça rime ?

 

           Mais le paysage n’est pas vide. Et peut-être que la chaise et le corps permettent d’y accéder à nouveau ? Ce sont nos vies urbaines, fébriles et ultra sollicitées qui nous font croire que le champ est vide, que la forêt est vide, qu’il n’y a (presque) rien dans le paysage.

           Pour une personne qui travaille avec le territoire, la terre, qui s’occupe de bêtes ou de plantes, par son activité, son attention à ce qui n’est pas humain saura immédiatement lire quelque chose, reconnaître quelque chose dans le décor : des platanes là-bas, un bois, une haie, telle espèce d’oiseaux, un horizon brumeux de pollution. Pour qui ne connaît pas, ne reconnaît pas le paysage, pour qui ne peut pas en dire grand-chose alors oui, c’est vide, et intrigant ou simplement inutile, ce geste du corps et de la chaise transportée dehors pour rien.

          En ville, il m’arrive de prendre en photo une tache sur le mur ou le haut d’un immeuble et parfois un passant, une passante, un enfant me dévisage et semble se demander : « que regarde-t-elle ? » Et la personne fronce les sourcils, et l’enfant suit le regard et cherche à découvrir ce qui a retenu mon attention. De la même façon, cette performance minimale vise à troubler un instant la vue de la personne qui regardera la photographie, pour que par petites touches, le vide du paysage finalement se remplisse.

 

 

La photographie

 

          Dès le moment de la prise de vue, j’agis en vue d’un résultat, mais l’imprévu est également une composante sur laquelle je compte, tout en la limitant. Combien de fois l’intuition s’est-elle révélée infondée, combien de fois s’est-elle dégonflée de mes espoirs envolés ? J’anticipe une image, un instant figé. Je choisis les lignes et les équilibres, je joue avec la chaise et mon corps à disposition, avec la lumière naturelle, je cherche un élément étonnant. Pourtant, il y a des séances ratées, parfois dans leur totalité. Pourquoi ?

           Par manque d’intérêt, d’énergie, par manque de lumière, ou à cause de tel élément discordant trop visible. Les chaussettes dans mes sandales que je pensais cachées par les herbes, chaussettes pour me protéger des attaques des moustiques à la tombée du jour, sandales à cause des herbes sèches et acérées sur lesquelles je n’arrive décidément pas à marcher pieds nus.

           Ratée également cette série dans la cour, jolie cour du logement d’une amie. Le corps semble présent, mais il est en train de s’absenter, je le juge sans intérêt, il ne raconte rien, ou raconte trop visiblement, ma préoccupation de l’instant : la chaise un peu trop haute, mon corps légèrement déséquilibré, la tension se lit dans mes jambes. Le corps me dérange les yeux comme il me dérangeait dans le lieu.

          Et toutes les images de cette autre séance, ratées à nouveau. Sûrement parce que je la commence par obligation : je me force à faire enfin quelque chose alors que le confinement est complet. Je tente à l’extérieur une série de peu, dans ce privilège qui est d’avoir un jardin. Et je m’agace du cadre, du fond, des alentours, de tout ce que je ne peux pas fuir et qui remplit l’image. Les ronces que j’aime mais qui ne forment pas la luxuriance que je cherche, les arbres que je connais, le jardin plat. Je pose le pied de l’appareil photo, j’apporte une chaise de la cuisine, je lance le déclencheur. Et l’agacement augmente dès les premières images. Parce que je n’ai pas envie d’être là, pas envie de ce lieu, ni de cette série, ni de mon visage au-dessus de cette chemise. Je n’ai qu’une idée, d’un coup de pied envoyer valser la chaise, le pied et l’appareil-photo fixé dessus.

         Ce n’est pas une science exacte, mais les images retenues cherchent à former une réponse à l’impulsion initiale : le jeu, le lieu, les liens. Il ne s’agit pas de photographies de rue, d’instants volés ou de portraits pris sur le vif. La photographie ici résulte d’un processus et non d’un regard instantané sur le monde. Elle a valeur de preuve, elle témoigne de l’approche. Je cherche sans savoir quoi exactement, dans une tentative renouvelée. Le processus tel qu’établi me demande de lui faire confiance : j’ai instauré des actions, des lignes minimales, il me reste à le suivre.

 

 

L’engagement du corps

 

Partant, l’autre nom de l’individuation est l’engagement, cet agir de l’implication personnelle. Comprendre la nature du temps, c’est faire un pas vers l’individuation, en prenant acte de la qualité de présence qu’un individu doit au monde. (Fleury 29)

 

         La lecture et les installations sont des formes d’engagement qui m’importent et que je pratique. Lors d’une lecture au public je m’implique physiquement, les pieds ancrés dans le sol, mes yeux ne quittent pas les lignes, ma main libre, mobile, dessine le décor ou rythme l’action, le corps tout entier interprète le texte. Caroline Girard, comédienne et lectrice, fondatrice de la Cie La liseuse explique : « une pensée active s’entend, même si elle est muette », l’objectif est de « chercher au maximum à traduire le texte d’une manière organique. [ … ] Dans le silence, la pensée demeure. » (Girard et Magloire 22).

           Lors d’une installation, le corps des personnes qui la visitent et qui jouent le jeu (justement) entre en action, face à une phrase matérialisée au sol ou dans un espace restreint, il faut se pencher, bouger, se positionner pour lire, observer telle image dans telle boite, manipuler tel élément suspendu, s’asseoir pour écrire dans le carnet mis à disposition.

          Face à la chaise, mon engagement est du même ordre : être présente dans le lieu, devant ou derrière l’appareil, moi-même visible ou symbolisée par la chaise. Si j’y suis, alors même de nuit, même le visage masqué par une branche ou derrière mes mains, je fixe l’objectif, l’horizon, j’adresse mon regard, même de très loin le visage flou.

 

 

Les ateliers

 

           Transposé en ateliers, comme j’ai pu le proposer lors de rencontres avec le public ou avec des élèves, le protocole à la chaise est opérant avec la même force humble, opérant sans garantie, seulement si on joue le jeu, il permet de rendre possible un moment particulier, de nourrir une relation personnelle, sensible et corporelle entre la personne qui participe et le lieu où l’on se trouve. La chaise peut même disparaître, s’oublier, s’évanouir mais le moment vécu, probablement, restera en mémoire.

           Lors d’une résidence avec la médiathèque qui l’organise, nous lançons une invitation aux personnes qui fréquentent la maison de quartier à faire une série d’images, comme le stipule l’affiche que j’ai réalisée et qui est accrochée depuis une semaine dans la vitrine. Sortir avec une chaise, s’installer les uns et les autres et faire le portrait du groupe dans le quartier.

         Les chaises entre deux piliers, dans le square, sous les arbres, sur la petite colline, entre les bacs de fleurs où il n’y a pas encore de fleurs, les mamans assises et les enfants sur leurs genoux. Le groupe en file indienne sur les chaises alignées.

           Les mouvements sont en décalage, la proposition est en décalage, les gestes sont d’une banalité quotidienne mais la circonstance, la présence de l’appareil et le cadre ne le sont pas. Je reste persuadée que la combinaison de tout cela inscrit l’expérience dans le lieu durablement. Elle construit possiblement un lien personnel, avec peut-être peu de force, ou peut-être aucun poids de rien face à ce qui a du poids (ou ce qui pèse) dans le quotidien fou de la vie, mais s’il en reste quelque chose, ce sera un agrégat unique assemblé par l’alchimie, curieuse, imprévue mais envisagée d’emblée. Je cherche à activer l’attachement au lieu (à cet endroit, puis celui-ci ou celui-là) suivant les mécanismes de l’attachement aux autres : par le soin, l’attention renouvelée, les gestes, le temps accordé. Nourrir le lien personnel et intime existant avec notre lieu d’habitation, notre quartier, qui ainsi, je l’espère, se trouvera renforcé par l’expérience vécue. Développer nos liens. Enrichir la relation à cette placette, ce square, cette partie du porche, parce que tiens, c’était là, la photo.

 

C’est l’élargissement qu’il y a à habiter, c’est dans l’élargissement que l’on a à bâtir, sur cette carte non pas seulement étendue mais dilatée par l’attention portée à tous, aux pollinisateurs, aux racines, aux crues, aux morts qui nous regardent, aux métamorphoses… élargir en effet ce n’est pas seulement grandir, mais nouer, renouer : de quoi veux-tu t’entourer, à quoi te nouer, dans quoi t’immerger ? (Macé 77)

 

 

Conclusion 

la chaise au-delà d’elle-même

 

          La chaise a à voir avec le temps. S’asseoir c’est toujours pour un moment à l’échelle d’une journée. Difficile d’imaginer plus. Alors qu’on peut quasiment vivre allongé.es dans le lit d’une dépression, dans les bras d’une passion, de quelques jours de fièvre, dans la fatigue ou les jours de repos. La chaise évoque, dans le fait même de s’asseoir, le geste suivant, la posture d’après, l’action qui succèdera à l’inaction. Assise, la bête attend et se prépare, dans l’ambivalence de l’obéissance, sage dans l’image. Mais sait-on seulement ce qui se trame sans bruit dans l’esprit du corps assis à qui on intime l’ordre de s’asseoir ?

            De fait, la chaise supporte bien plus que les fesses de nos corps blasés.

           Elle garde le souvenir de la table tout autant que celui de l’arbre dont elle est née. Escabeau, elle m’élève et m’aide à attraper le pot, les réserves dans le cellier, les livres qui attendent, les récoltes et la ressource. La chaise, mille fois attrapée par le col, trimballée aux pieds des bibliothèques et des victuailles, est un début d’échelle, elle nous propulse plus haut. Parfois au contraire, elle nous invite au sol, table miniature devant laquelle s’asseoir pour savourer le jeu et l’enfance qui s’assoit partout. Elle est même un début de cabane puisqu’elle en devient le mobilier : une chaise devenue table transforme l’espace à cette nouvelle échelle, un peu plus petite, ajustée au corps de l’enfant qu’on a été, et l’affaire est sérieuse : elle nous permet de nous concentrer sur ce qu’il y a à faire (observer, imaginer ?) Ainsi, l’installer dehors c’est à la fois révéler et prendre appui sur sa capacité insoupçonnée à créer des histoires.

 

                               Or c’est bien pour ça que l’on fait les cabanes : pour prendre soin de ce qui mérite que l’on y tienne, que l’on s’y tienne, et dire ce que l’on a besoin de protéger pour                                       préserver notre amour de la vie. (Macé 61)

 

La chaise accueille et supporte, elle nous reçoit, nous invite et nous accepte sans un mot. Mais est-elle pour autant nécessairement docile ? Immobile, elle est stable par définition, par adéquation à sa fonction, sans toujours l’être réellement. Mais qu’est-ce qui nous empêche, si ce n’est l’habitude, d’imaginer la chaise ou la personne assise bouillonnante d’énergie retenue, prête à bondir ?

           Par prolongement, se positionner autrement qu’en s’asseyant, c’est amorcer une série d’attitudes et de postures qui instaurent une distorsion.

           Se mettre debout sur une chaise notamment, est un geste à la fois humble et radical. L’objet anodin qu’elle est, en nous permettant de l’escalader – ce qui n’est pas un délit en soi – accouche d’un acte puissamment symbolique qui signifie le refus de l’assignation à rester tranquille (pour la chaise comme pour l’individu). C’est une double désobéissance : il y a le refus, et l’affront du refus, déclaré, visible. Refus d’acquiescer, refus de s’asseoir à la table des négociations, à la table de travail ou à celle de l’école. Dans une protestation visuelle, efficace, minimaliste mais flagrante, muette même, aussi humble que l’objet lui-même, le corps debout sur la chaise foule aux pieds ce qui symboliquement la prolonge : la table, et tout ce qui y prend sa place, les livres de cours, le travail à fournir, l’étude et labeur, l’ordre établi.

 

           Et la résistance, un instant, semble aussi inamovible que l’idée de chaise elle-même.

 

 

 

[1] Donc, j’ai changé d’avis, (je décide de) non seulement faire la robe, mais également que quelqu’un doit relever le défi de ce difficile projet, par exemple, moi. (traduction libre)

 

Bibliographie :

-       Calle, Sophie. Des histoires vraies. Arles : Actes Sud, 2021.    

-       Fleury, Cynthia. Les irremplaçables. Paris : Gallimard, 2015.

-       Girard, Caroline, et Malgloire, Franck. Corps texte : Esthétique de la lecture à voix haute. Paris : Le Soupiral, 2019.

-       Macé, Marielle. Nos cabanes. Lagrasse : Verdier, 2019.

-       outil, définition, WIKIPEDIA

-       Song, Aamu. Reddress. Helsinki : University of Art and Design, 2007.

-       Stiegler, Barbara. Du cap aux grèves. Lagrasse : Verdier, 2019.

 

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À propos du/de la rédacteur.ice :

 

Pauline Sauveur mêle écriture, photographie et installation dans des projets hybrides afin de questionner le quotidien, l’intimité, la relation au corps, à l’espace et au territoire.
Ses livres sont publiés en littérature générale et jeunesse.
Ses projets ont parfois des noms curieux : Presqu’îl-e, La nuit beaucoup, Arpenter c’est peut-être le verbe, Le petit déjeuner, Les chaises sont des fenêtres comme les autres, …

Elle est également architecte conseillère et intervient dans le cadre d’actions de sensibilisation à l’architecture, au patrimoine, au paysage.

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