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« Peintures sur archives et démultiplication du monde utopique »

- Philippe Weigel

 

Introduction

 

L’exposition peut être qualifiée de « dispositif […] résultant d’une procédure d’écriture » (Davallon 208). Elle produit alors un « texte » dans le sens où elle « répond à l’intention constitutive de rendre accessibles les choses agencées dans l’espace » (Davallon 17). En partant de cette hypothèse, une exposition pourrait permettre une écriture de soi au travers de signifiants plastiques : ceux des espaces d’exposition et ceux des œuvres. Étant un artiste qui recourt à des supports archiviques, je m’interroge sur la possibilité de la communication d’une écriture de soi dans une exposition, à partir d’un bricolage artistique consistant à transformer des archives.

Avant de développer davantage, je propose de présenter le type d’objet qui peut-être montré dans une de mes expositions :

 

La première fois que je me suis emparé d’archives pour en faire une série de dessins, c’était en 2006. J’ai découvert sur un radiateur de l’université de Franche-Comté une boîte contenant un ensemble de 1515 petites fiches en carton. Sur chacune apparaît une phrase issue d’un livre de Maupassant. D’après le tampon, cette boîte d’archives abandonnée appartenait à l’Inventaire général de la langue française. Sur chaque carte, en prenant pour prétexte le jeu de mots entre Maupassant et mots-poissons, j’ai produit une nouvelle phrase à partir de la citation préexistante en supprimant ou en ajoutant des mots à l’aide de crayons de couleur, puis j’ai agrémenté la fiche d’un dessin de poisson. En voici un exemple :

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Figure 1. Le guide mots-Poissons, 1515 dessins, 10 × 15 cm, 2006.

 

Entre l’énonciation de la problématique dans un cadre scientifique et la présentation d’une de mes œuvres en tant qu’artiste, il y a une grande discontinuité. Un dédoublement advient entre la volonté objectivante d’une analyse et la présentation subjectivante en tant qu’artiste. Ce premier dédoublement s’accompagne d’un second. Par le choix d’analyser les expositions dans lesquelles j’ai moi-même produit l’accrochage et la contextualisation, ma position d’artiste se dédouble d’une position de concepteur d’exposition. Alors que ces trois positions (analyste, artiste, concepteur d’exposition) ne forment qu’une seule et même personne (moi-même), et qu’une énonciation unitaire est permise dans les discours subjectivant qui sont produits habituellement par les créateurs·rice·s dans le cadre de l’institution artistique, une narration objectivante sépare ces positions. Cet article devient alors une expérience d’écriture avec des étrangetés comme celle de parler de soi à la troisième personne.

Un second élément accompagnera cette complexité : contrairement à la première série qui vient d’être décrite, les œuvres qui seront analysées ont été produites après mon expatriation au Japon[1] et elles interrogent le rapport à l’altérité en mettant en avant une imagerie issue d’une autre culture. Dès lors, du point de vue du·de la récepteur·rice, une démultiplication de la signification se produit et l’œuvre peut alors renvoyer ; soit à la vie de l’artiste, soit à une autre culture, soit aux projections du·de la récepteur·rice.

Afin d’expliciter ce foisonnement des significations et les possibles écritures de soi au sein de l’« entrelacement des fonctionnements sociaux et langagiers qui construit l’exposition comme  un dispositif socio-symbolique » (Davallon 20),  je propose de recourir au concept de monde utopique tel qu’il a été formulé par Jean Davallon. Cette notion permet d’encadrer les effets de sens qui adviennent dans une exposition et qui échappent aux strictes codifications et discours qui sont énoncés par le·la concepteur·rice d’une exposition. L’article se divise en deux sections. Dans la première, j’aborderai la notion de monde utopique dans le cadre de la mise en public d’un objet en rapport avec une altérité, tout d’abord en définissant les différences entre espace synthétique et monde utopique, ensuite en m’intéressant aux narrations d’ordre anthropologique, et enfin en tentant de qualifier le monde utopique d’une exposition artistique avec un objet relevant d’une altérité. Une seconde section sera divisée en trois sous-sections qui présenteront chacune l’analyse d’une œuvre.

 

 

I. Monde utopique et formes éloignées

 

I.1. Espace synthétique et monde utopique

 

Les concepts d’espace synthétique et de monde utopique sont utilisés par Jean Davallon dans ses analyses concernant les effets de sens produits au sein d’une exposition. L’espace synthétique renvoie à la volonté du·de la concepteur·trice de l’exposition de communiquer un discours à travers des signifiants, l’unité de signification est alors inhérente à l’espace synthétique, car « c’est de l’intérieur de l’exposition elle-même que sont convoqués des systèmes sémiotiques différents (objets, schémas, cartels, espace, éclairage, etc.), en vue de constituer une unité propre à produire un sens » (Davallon 172). Par opposition, le monde utopique provient de la réception de la même exposition et son unité est constituée par une signification extérieure aux éléments présentés dans l’exposition. Il advient sur le mode du jeu quand le·la visiteur·euse produit des écarts avec l’espace synthétique, cela « pour se jouer des ruses de construction de l’espace [...] et accéder au monde utopique » (Davallon 170) qui est « un monde situé dans un ailleurs temporel ou spatial » (Davallon 174).  L’analyse de ces stratégies « se fonde sur une référence au modèle de la communication ostensive-inférentielle » (Davallon 48), elles permettent de guider le·la visiteur·euse tout en préservant son activité interprétative. Au sein des expositions d’arts, le·la concepteur·trice peut parfois mettre en place « une stratégie de non-communication » (Davallon 182) pour orienter le·la visiteur·euse sans pour autant déterminer directement le type d’inférences qu’il·elle peut y produire.

Dans les textes utilisant des outils sémiotiques, on trouve des couples d’oppositions permettant de séparer un signifiant qui est synthétiquement appréhendable sur un objet, et une signification qui procède d’une extériorité, réelle ou supposée. Par exemple, je peux noter la différence entre système représentatif et simulacre pictural chez Louis Marin dans son analyse sur le tableau (Marin 59) ; ou alors, je peux invoquer celle entre le symbolique et l’imaginaire chez Christian Metz dans le cadre du film de fiction au cinéma (Metz 3) ; mais aussi, je peux noter l’opposition entre le visible et l’invisible dans les premiers textes de l’historien Krzystof Pomian portant sur la collection (Pomian 35).

Le modèle d’analyse sémiotique recourt fréquemment à un dédoublement afin d’expliquer la manière dont l’unité de signification provient d’une tension ou d’un écart, et dans le cas spécifique de ma pratique, cela possède une pertinence. En effet, un élément biographique a complexifié mon rapport à la notion d’altérité ou de monde utopique. Dans mon expérience, ce qui est appelé choc culturel a déstabilisé mes représentations en produisant une tension entre le d’où je viens et le où je vis. Tout ce qui me semblait être une évidence est devenu une représentation dont la signification se stabilise par différenciation avec une autre représentation issue d’un là-bas, cela par le choix relativement arbitraire de mise en relation de deux occurrences. Plus généralement, dans le cas d’objets venant d’une culture éloignée et placés dans une exposition, à partir d’un premier dédoublement entre espace synthétique et monde utopique, il se produit une seconde démultiplication d’ordre identitaire de ce monde utopique en fonction de la source qui lui est attribuée : celui-ci peut être issu de ma propre projection, il peut être le révélateur d’un ailleurs, mais il peut aussi être un mélange de projection et d’ailleurs. La complexité et la diversité de ces mondes utopiques face à une représentation venant d’une culture éloignée dans un contexte expositionnel, place le·la récepteur·rice dans une confusion entre sa propre imagination et un imaginaire issu d’une autre culture.

 

I.2. Archives peintes et archives du peuple

 

Dans cette sous-section je vais commencer par préciser la manière dont pourrait être considérée une archive peinte, et ensuite j’aborderai les questions générales de la lecture des archives relevant d’autres cultures.

L’archive est une extériorité, « elle commence avec le dehors de notre propre langage » (Foucault 180) et elle est la preuve qu’un fait a existé et a été noté. Elle répond aussi à une procédure de production qui permet à son lecteur de déchiffrer ce qui est arbitraire (le cadrage de la photographie, le formulaire administratif, les modalités de l’enregistrement d’un témoignage...) de ce qui est motivé (l’objet devenant cliché, les informations d’un usager, l’énonciation du témoin). L’archive est alors un système permettant de discerner ce qui relève de la convention ou de la preuve. Par-delà les usages courants, Foucault donne une définition de l’archive comme étant le « système général de la formation et de la transformation des énoncés » (Foucault 179). Ce concept d’archive étant suffisamment large, une peinture peut s’y apparenter et être pensée comme « une pratique discursive qui prend corps dans des techniques et dans des effets » (Foucault 262). Dès lors, une archive augmentée d’un dessin consiste en une transformation du système de formation des énoncés que produisait l’archive initiale. C’est-à-dire que cet objet devient à son tour une représentation renvoyant à un imaginaire d’un autre niveau, tout en gardant encore la première extériorité que le support archivique convoquait initialement.

Cette transformation de la signification des archives est un phénomène que l’on retrouve dès qu’il s’agit d’interpréter des objets ethnologiques ou des archives d’une culture éloignée. Dans la position d’un·e étranger·ère, la compréhension des formes d’une autre culture demande de recourir à des inductions répétées. Cet empirisme peut se qualifier de bricolage, c’est-à-dire d’« incessante reconstruction à l’aide des mêmes matériaux, ce sont toujours d’anciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens : les signifiés se changent en signifiant, et inversement » (Lévi-Strauss PS 35). Dans mon cas personnel, le concept de bricolage lévistraussien a pour qualité de répondre non seulement à ma position d’étranger, mais aussi aux modalités de mes productions plastiques : du signifiant d’archive advient un signifié pictural (et inversement). Dès lors, il y aurait la possibilité d’une relation entre ma pratique d’artiste qui utilise justement le support archivique et les méthodes de compréhension d’un monde éloigné. La promesse est belle, mais à la lecture d’un texte de Lévi-Strauss sur le Japon[2], il me semble qu’il n’a pas peur de transformer l’édifice qu’il visite. En effet, par un jeu d’opposition avec l’Europe, le Japon favoriserait un « cartésianisme sensible, ou esthétique » (Lévi-Strauss AFL 41) qui s’exprimerait dans la cuisine « qui laisse des produits naturels à l’état pur », dans la peinture « qui disjoint le dessin et la couleur » et dans la musique « modulant les sons laissés à l’état pur » (Lévi-Strauss AFL 40). L’auteur a sélectionné certaines formes sociales parmi la multitude des pratiques et les a élevées au rang d’archives du peuple[3] japonais dans son ensemble. Comme « le bricoleur y met toujours quelque chose de soi » (Lévi-Strauss PS 35), il est possible de distinguer certains éléments d’intimités qui ont procédé aux choix d’archives japonaises chez Lévi-Strauss. Pour ne prendre qu’un exemple, son intérêt pour les estampes de l’Ukiyo-e et son affirmation qu’il s’y trouverait une constante japonaise[4] (Lévi-Strauss AFL 34), me semble à mettre en relation avec la « première émotion esthétique » (Lévi-Strauss AFL 7) de son enfance[5], quand il a reçu une estampe de la main de son père. Ce type d’indice dépeint comment l’anthropologue passe d’une analyse structurale des représentations japonaises au dévoilement d’un rapport affectif et intime. Afin d’éviter justement toute confusion entre analyse et projection identitaire lors de la réception des archives, Mondher Kilani pose en préalable épistémologique la position du soi dans l’écriture anthropologique. Pour lui, l’enquêteur·rice doit construire son objet « dans le cadre des relations qui lient les acteurs sociaux entre eux et avec le chercheur » (Kilani 24), et donc quand « il textualise ce dont il doit rendre compte, il textualise le processus même de cette textualisation » (Kilani 33). De telles sortes, les discours portant sur les archives d’un peuple rendent nécessairement visible le questionnement identitaire de celui·celle qui est à la base de l’énonciation sous la forme d’un : « Qui suis-je et qui vois-je ? De quel lieu et de quelle configuration l’anthropologue que je suis décrit-il une autre culture ? » (Kilani 37).

Ce détour par les questions anthropologiques concernant la réception des archives d’une culture éloignée, me permet de poser quelques préalables à l’analyse d’œuvres de ma propre production artistique qui tente de mettre en scène, en recourant à l’archive, les signes d’une confusion dans l’interprétation de formes éloignées. À la manière d’un anthropologue averti, j’ai tenté de laisser des indices de la configuration à partir de laquelle mon énonciation artistique a été menée. Les œuvres choisies ont été produites après mon arrivée au Japon, et elles sont devenues le reflet de mes doutes intérieurs.

 

I.3. Exposition d’œuvres avec des signes d’altérités et mondes utopiques


En ce qui concerne les œuvres que je vais analyser, celles-ci sont visibles dans une exposition en Europe, elles sont produites par un artiste européen et elles comportent des signes d’une altérité japonaise. En prenant pour hypothèse qu’elles renvoient parallèlement à un espace synthétique et à un monde utopique, il émerge une différence en fonction du point de vue choisi : celui de l’artiste ou celui de l’exposition.

Du point de vue de l’artiste, les œuvres ont été produites à partir de signes volontairement choisis qui appartiennent à un système représentatif constitué par lui, c’est-à-dire relevant de l’espace synthétique dans l’exposition. D’autre part, il y a un monde utopique investi par l’artiste qui n’apparaît pas sous la forme d’une représentation distincte et qui provient de son imaginaire et/ou de sa construction identitaire, en l’occurrence le choc suscité par une expatriation. Les œuvres sont alors considérées comme la trace ou l’archive, d’une écriture biographique de l’artiste.

 

Du point de vue de l’exposition, c’est-à-dire de la relation concepteur·rice et récepteur·rice, l’espace synthétique met en avant des stratégies de communication appuyant l’idée qu’un artiste européen a produit des objets au Japon. D’autre part, le·la visiteur·euse européen·ne possède son propre imaginaire sur le Japon, le monde utopique qu’il·elle investit est constitutif de ses aprioris. Dès lors les objets deviennent des dispositifs permettant une projection identitaire sur l’altérité japonaise, et ils peuvent alors relever d’une écriture de soi en puissance, non de l’artiste, mais d’un·e visiteur·euse.

 

Une exposition d’art laisse de nombreuses libertés d’interprétations, et pour les objets que je vais analyser, l’artiste est aussi le concepteur de l’exposition. Dès lors, les situations de monstration laissent libre cours aux gradations entre différents mondes utopiques, et par effets secondaires, elles rendent possibles différents niveaux d’écriture de soi.

 

II. Analyse d’œuvres

 

Je vais ainsi analyser trois unités qui convoquent la même iconographie japonaise, celle de la série télévisuelle Ultraman. La première est un objet qualifiable de ready-made, la seconde est une série de peintures, tous deux ont notamment été présentés dans une exposition en 2014. La troisième unité est une série de dessins faisant suite aux deux autres unités, je l’appréhenderai dans le cadre d’une exposition datant de 2018.

 

II.1. Ultraman Crucifié

 

Concernant cette première unité analysée, il s’agit d’une œuvre nommée Utlraman crucifié.

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Figure 2. Utlraman crucifié, ready-made, 2013. Exposition « (√x)² », Neues Kunstforum, Köln. 2014.

 

 

C’est une figurine de taille modeste, elle est un produit manufacturé qui n’a subi aucune transformation et qui est posé sur un socle. C’est la manière conventionnelle de présenter une sculpture et l’objet a été conçu industriellement, ainsi la figurine rentre dans la catégorie du « ready-made », terme qui est inscrit sur la fiche informative des œuvres et qui est courant dans une exposition d’art. Sur le mur derrière elle, est accrochée une multitude de peintures. L’orientation de la figurine permet au visiteur de la percevoir de face et de voir l’entièreté de l’accrochage simultanément, ce qui a pour effet de la percevoir comme introductive à l’ensemble plus complexe en arrière-plan. La figurine en question représente un personnage de la série télévisée japonaise Ultraman dont la première saison date de l’année 1966.

Dans son monde diégétique, Ultraman est le membre d’une famille extraterrestre, il mesure 40 mètres de haut, il pèse 35 000 tonnes et il se bat contre des monstres de taille équivalente. Les produits dérivés de cette série sont nombreux et cette figurine a pour visée d’être collectionnée. Comme tous les objets de collection, il est « sémiophore » (Pomian 42), il est porteur d’une signification qui peut se transformer en fonction de son contexte de monstration et de l’ensemble d’œuvres dans lequel il est présenté. En l’occurrence, comme il s’agit d’une exposition qui a eu lieu en Europe, l’objet devient représentatif d’une culture éloignée en devenant un spécimen d’ordre ethnographique. De manière générale, je note que « les objets dits ethnographiques et leur mise en scène sont […] des constructions intellectuelles, des représentations des cultures et de l’altérité en général » (Valentin 175), l’usage qui en est fait au sein de collections et d’expositions « les rendent irrémédiablement entachés d’un hiatus culturel » (Valentin 185). Concernant l’objet analysé, il fait partie de ceux qui ne sont ni authentiques ni anciens, et qui appartiennent à une catégorie d’objets ethnologiques fortement internationalisés. Loin de dévoiler une pureté culturelle, la figurine présente une forme hybride : Ultraman apparaît crucifié sur une croix à la manière d’une représentation de la passion du christ. Cette scène apparaît dans un épisode, datant de 1985, dans lequel plusieurs frères de la famille Ultraman se font crucifier sur une planète extraterrestre. Dès lors, un·e collectionneur·euse japonais·e face à cette figurine, invoque normalement un monde utopique relevant de l’univers diégétique de cet épisode télévisuel précis.

Néanmoins dans le cadre de l’exposition en question, le·la visiteur·euse n’accède pas à ces informations au moyen de l’espace synthétique car le·la concepteur·rice n’a pas produit un texte à cet usage. Le·la récepteur·rice est face à un objet manufacturé dont les signes mettent en tension des éléments fortement reconnaissables et une figure éloignée. Son hybridité mythologique est d’autant plus accentuée que si l’iconologie générale renvoie aux scènes de la passion du christ qui est fréquente dans l’histoire de l’art européen, la forme de la tête d’Ultraman évoque l’iconologie bouddhique : les traits idéalisés ressemblent aux statues japonaises des bouddhas du grand véhicule. Le corps, pour sa part, reprend certaines codifications des superhéros avec des costumes colorés et moulants.

Le manque d’informations données par l’espace synthétique ne permet pas de stabiliser l’étrangeté de l’objet, le·la spectateur·rice peut alors faire advenir un monde utopique au travers de ses références personnelles. L’œuvre devient un miroir identitaire décrivant une relation entre le connu et l’inconnu. Michael Lucken a montré comment certaines représentations produites dans le Japon moderne ont créé un sentiment de malaise chez le·la récepteur·rice international·e. En montrant une hybridation mondialisée dans une esthétique qualifiable de « mimétisme colonial » (Lucken 36), certaines œuvres produisent une impression d’étrangeté teintée de perte d’authenticité. Ce malaise ressenti couramment par les récepteur·rice·s étranger·ère·s face à des formes culturelles jugées comme impures, est reproduit dans l’exposition avec un dispositif très simple constitué d’un socle et d’une figurine. Du moins, c’est ce qu’il est permis de supposer de la stratégie du·de la concepteur·trice, il·elle a voulu produire une confrontation entre un·e visiteur·euse et un objet hybride créant un écart.

 

En prenant en compte ce dispositif présentant une œuvre d’art qui est à la lisière du ready-made et de l’objet ethnologique, l’œuvre joue avec le statut d’une archive qui ne renvoie pas à un fait objectif, mais à une expérience intérieure de malaise pouvant être potentiellement reproduite sur un·e visiteur·euse. Même si l’objet ne peut pas pleinement être qualifié d’archive d’une écriture d’un soi particularisée, il peut être considéré comme renvoyant à une écriture de soi en puissance. Cette sculpture est alors envisagée comme le support d’un modèle réflexif propre aux questionnements éthiques d’un·e pseudo anthropologue en devenir.

 

II.2. Ainsi parlait Ultraman

 

La seconde unité se nomme Ainsi parlait Ultraman. Dans la même exposition, elle se trouve derrière la figurine que je viens d’analyser.

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Figure 3. Ainsi parlait Ultraman, 179 peintures, 42 × 29.7 cm, 2014. Exposition « (√x)² », Neues Kunstforum, Köln, 2014.

 

Le·la visiteur·euse qui s’approche du mur peut tenter de saisir la signification d’une multitude de peintures dans un accrochage à l’apparence non systématique. Il n’est pas demandé de regarder chaque occurrence, certaines sont trop hautes ou trop basses pour une lecture standardisée. Le·la concepteur·rice a mis en place un espace synthétique proposant une stratégie différente de l’apparente clarté du dispositif de la sculpture sur socle qui peut alors servir de repère en donnant des éléments iconographiques articulant la signification des formes se réitérant sur les peintures.

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Figure 4. 5.6. Ainsi parlait Ultraman, 179 peintures, 42 × 29.7 cm, 2014.

 

Chaque occurrence est constituée d’un format A3 avec trois éléments qui se répètent et que je vais analyser séparément : un texte, une figure peinte et un motif produisant un cadre.

 

Concernant le texte, celui-ci possède le statut d’archive d’une écriture de soi. Il s’agit en effet d’une photocopie agrandie d’un journal intime qui est repérable par une écriture manuscrite relatant une énonciation à la première personne et par des informations sur le jour et le lieu d’écriture. Le lecteur francophone peut noter une forte récurrence du vocabulaire chrétien[6] : « Dieu », « Sainte-Marie », « Jésus », « Pâques »...  Le texte parle aussi d’autres prêtres et évoque les étapes propres à cette profession : « ordination », « retraite », « diaconat »... Enfin, avec des énoncés amenant des éléments réflexifs d’ordre moral[7], ce journal intime prend l’allure d’une confession d’un·e homme·femme d’église dans la tradition chrétienne, à la manière de Saint-Augustin. Un premier monde utopique est invoqué à partir de la fragmentation des archives textuelles, elle fait advenir un personnage dont l’itinéraire intérieur réflexif est corrélé à la fonction sociale d’un·e homme·femme d’église. Cette lecture est stabilisée par des analogies avec la première sculpture ou la scène de la crucifixion résonne allégrement avec l’imagerie du chemin de croix de ceux·celles qui choisissent ce type de vie monacale.

 

Les formes peintes renvoient aux portraits de cette famille d’extraterrestres, cela par la mention d’Ultraman dans le titre et par certains éléments reconnaissables de cette figure comme le manque de globes oculaires ou la présence de couleurs métalliques. Si les traits idéalisés de l’Ultraman d’origine ressemblent plus à un masque qu’à un visage, les touches de peintures produisent une vibration qui donne une apparence plus charnelle, plus incarnée. Les zones des yeux restant vides, ces silhouettes connotent des représentations de crânes que l’on peut trouver dans le genre de la peinture de vanité, œuvres qui s’appuient sur une conception chrétienne de la morale. Ainsi, les figures peintes invoquent parallèlement deux univers : celui de héros mythiques d’une série télévisuelle à l’apparence bouddhique et celui issu de l’histoire des représentations du christianisme dans la peinture européenne. Un troisième monde utopique peut alors advenir tout en restant relativement indéterminé, il se situe à la frontière des deux premiers mondes utopiques qui étaient déjà invoqués avec la première figurine.

 

Enfin, le motif encadrant les deux premiers éléments permet de préciser un peu la nature de cette zone indéterminée. Le papier avec son motif est un objet standard au Japon, il s’agit d’un support de diplôme qui est encore vierge d’informations langagières. De ce point de vue, il est une archive en devenir qui n’attend que son activation individualisée. Comme le·la visiteur·euse n’est pas censé·e connaître la fonction de ce support, il y découvre un signifiant fait de l’entrelacement de motifs orientalisant d’ordre cosmique avec des paons idéalisés et un soleil levant. Ces signes évoquent une religion éloignée et ils encadrent l’écrit chrétien, cette tension est appuyée par le titre de la série. En effet, ainsi parlait Ultraman prend pour référence le livre de Nietzsche, mais ce titre substitue le nom d’Ultraman à Zarathoustra qui est une figure messianique prônant une nouvelle religion naissant des cendres du christianisme. Cet énoncé vient surdéterminer le champ des interprétations possibles des spectateur·rice·s en les orientant vers la thématique romantique du dépassement du christianisme.

 

Dans cette série, les représentations d’Ultraman ont une picturalité qui produit des effets d’incarnations charnelles, ils sont surdéterminés par la figure du Zarathoustra nietzschéen, et ils apparaissent sur fond d’une confession à teneur augustinienne. La signification de ces peintures reste évidemment très floue et demande d’être interprétée par un·e récepteur·rice reliant l’ensemble des éléments décrits. Une pluralité de mondes utopiques peut advenir à la lisière de ces diverses représentations. Mais la particularité dans cette série est qu’elle repose sur un journal intime précis qui est une archive énonçant une écriture de soi permettant d’amener une dimension réflexive d’ordre moral. Par un jeu de transfert entre fond (support archivique) et forme (apparition picturale d’une tête), cette écriture intériorisée se retrouve potentiellement attribuée à un personnage de fiction.

 

II.3. Les lectures d’Ultraman

 

Cette troisième unité est une série de dessins qui a été produite dans la continuité de la sculpture Ultraman crucifié. En 2018, cette série a été présentée dans une exposition personnelle à l’ISBA Besançon, je vais m’y intéresser en prenant comme point de départ l’accrochage spécifique à ce contexte.

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Figure 7. Les lectures d’Ultraman, 413 dessins, 20 × 12,5 cm, 2016. Exposition « Quand les éléphants mangent les caméléons », ISBA Besançon Franche-Comté, 2018.

 

Sur cette photographie, la série en question se trouve à gauche. L’on perçoit dans l’espace d’exposition que la figurine sur un socle joue une fonction similaire à l’exposition précédente : être un premier élément isolé donnant des clés de lecture à la grande complexité présente en arrière-plan. Elle permet de surdéterminer certaines des significations des œuvres présentes sur le mur, sous l’axe d’une rencontre entre l’iconologie chrétienne et celle d’Ultraman. Je note que les différentes séries, apparaissant sur la figure 7, renvoient toutes à la thématique d’un Ultraman hybride, et que le choix du concepteur a été de créer des juxtapositions sans pour autant les mélanger.

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Figure 8. 9. 10. Les lectures d’Ultraman, 413 dessins, 20 × 12,5 cm, 2016.

 

Le support des œuvres est un papier recto verso contenant du texte au format vertical qui a été tourné à l’horizontale et qui est en partie couvert de dessins au feutre. Le·la visiteur·euse peut néanmoins saisir qu’il s’agit de textes ou de citations dont le nom de l’auteur·rice est marqué·e sur la droite et que ces fiches participent à un système archivique, avec notamment des références aux quatre évangiles : « Mt », « Jn », « Pierre »... Si ces feuilles ont concrètement appartenu au prêtre qui avait écrit le journal intime préalablement analysé, et qu’elles servaient d’archivage de citations pour mener un rituel religieux, le·la visiteur·euse ne peut pas atteindre ces informations dans l’exposition. Je note aussi que le titre Les lectures d’Ultraman reste flou et qu’il nécessite d’autres éléments pour stabiliser la signification des images.

Le dessin coloré met en scène deux figures en position de lutte, une première possède une silhouette humaine et une seconde invoque une forme monstrueuse. Étant donné les imageries standardisées des séries où des acteur·rice·s costumé·e·s s’affrontent dans des décors en maquette, les dessins de luttes convoquent un imaginaire de batailles de mastodontes. Ainsi, la venue d’un double monde utopique est favorisée par l’espace synthétique qui vient d’être décrit : d’un côté un univers renvoyant aux auteur·rice·s chrétien·ne·s, et de l’autre un univers plus enfantin qui est composé de bagarre de titans.

À la manière de la seconde série, un troisième monde utopique peut advenir à la lisière de ces deux univers. Pour tenter de préciser la stratégie du concepteur, je vais référer au texte de l’artiste qui est mis à disposition dans l’exposition et qui donne quelques éléments d’un récit personnel : « Si de l’enfance, la peinture dont je me souviens était celle d’un Saint Michel combattant un dragon dans l’église du village, aujourd’hui j’en produis des centaines en batailles : entre un Ultraman crucifié et des monstres titanesques ».

Ce discours renvoie à la construction identitaire de l’artiste et permet de qualifier plus précisément la récurrence des motifs et des déplacements que produisent ces dessins. Les archives dessinées sont la trace du transfert inconscient d’une représentation sur une autre, un Saint Michel contre le dragon se transforme en un Ultraman contre les monstres et réciproquement.

Le système d’archive était initialement un corpus de citations d’auteur·rice·s. Une fois ce support recouvert de dessins, il est devenu une trace de l’histoire personnelle d’un artiste, une nouvelle archive renvoyant par un jeu de connotations à la narration d’une expatriation et aux transferts plus ou moins inconscients entre deux imaginaires culturels. Le résultat produit une agrégation hybride et relativement paradoxale, à l’image de l’itinéraire de son auteur, tout en permettant aussi d’être un support projectif pour le·la spectateur·rice.

 

En guise de conclusion


Une des particularités des expositions d’arts est de pouvoir élaborer une médiation basée sur une forme de non-communication. Dans ce type de dispositif, les œuvres deviennent des objets complexes renvoyant à différents niveaux d’interprétations. À la manière d’une peinture qui « apparaît comme un simulacre où le désir se prend au piège » (Marin 54) et qui permet la « représentation du fantasme dans l’espace figuratif, dans l’utopie du tableau » (Marin 56), les dispositifs d’une exposition mettent en place des leurres permettant l’émergence de mondes utopiques chargés d’hypothétiques écritures de soi. Ce qui est spécifique avec les œuvres décrites dans cet article, c’est que leurs signes mettent en scènes des conflits entre plusieurs univers de représentations : entre d’un côté l’imagerie du christianisme dans l’histoire de la peinture européenne, et de l’autre des figures de la pop culture japonaise qui connotent certains éléments des sculptures bouddhiques. Chacun de ces trois ensembles produit une archive renvoyant à une narration individuelle fantasmée qui s’active par l’exposition. Dans le cas de la figurine, elle est l’archive ethnologique d’une écriture de soi en puissance. Cette archive qui relatait initialement un épisode d’Ultraman, est devenu un piège pour le·la regardeur·euse qui découvre sa propre culture dans l’altérité de l’objet. Avec le journal intime du prêtre, son auteur décrit un itinéraire moral sur une archive personnelle, la transformation picturale fait advenir une narration fictionnelle d’un Zarathoustra de série télévisuelle. Enfin, l’archivage de citations est détourné au profit de la mise en scène du transfert inconscient d’un artiste spécifique, moi-même, qui surdétermine des corrélations entre des représentations éloignées.

Une archive peut sembler faire émerger une manière de vivre propre à un peuple sous l’apparence d’une forme de vie[8], c’est-à-dire d’un cadre symbolique qui semble dévoiler le sens de la vie, comme dans le cas « des représentations stabilisées de “philosophie du quotidien” » (Fontanille 162). D’après Fontanille, pour un·e obsevateur·rice extérieur·e, une forme de vie peut paraître exprimer le commun d’un peuple, « mais [il·elle] doit résister à cette tentation, parce que, par définition, les formes de vie ne sont ni figées dans le temps, ni chacune attribuée de manière identitaire à un collectif spécifique » (Fontanille 76). C’est ce hiatus entre modes de vie et formes de vie qui est mis en scène dans les différentes œuvres que j’ai proposées, et c’est à partir de cette zone indéfinie que le récepteur peut envisager des narrations individualisées. Ce qui était une archive, est transformé et devient une surface permettant à un ailleurs d’advenir tout en laissant le·la spectateur·rice se réfléchir lui·elle-même. C’est en ce sens que ces expérimentations artistiques traitent d’une écriture de soi : du point de vue d’un·e récepteur·rice, elles sont à la fois des archives dans lesquelles il devrait être possible de retrouver ce que l’artiste à voulu transmettre de son itinéraire de vie, et à la fois elles sont des leurres dans lesquels les spectateur·rice·s peuvent projeter des multitudes d’histoires.

 

 

 

[1] J’ai pris la décision en 2008 de suivre mon épouse dans son pays, le Japon, et une évidence s’est rapidement imposée : je n’y trouverai pas l’équivalent du statut d’artiste que je possédais précédemment, le monde de l’art y est bien plus sévère. J’ai décidé de garder une distance et je n’y expose quasiment jamais mes œuvres. Plutôt, j’ai choisi de construire un centre d’art indépendant se nommant le palais des paris : http://palaisdesparis.org/

[2] Il s’agit d’une conférence donnée au Japon en 1988 (Lévi-Strauss AFL 13).

[3] J’emprunte à Herder sa célèbre expression concernant les chants populaires. Pour le contexte de cette expression, voir (Thiesse 39). Mais aussi : « les chants des peuples sont les meilleurs documents que l’on puisse avoir sur leur sentiment privé, leurs inclinaisons et leurs manières de voir les choses » (Herder 56).

[4] Ce qui n’a rien d’évident au Japon, Lévi-Strauss le reconnaît lui-même : « Combien de fois me suis-je entendu dire que je m’intéressais là à des choses vulgaires qui n’étaient pas le véritable art japonais, la vraie peinture japonaise » (Lévi-Strauss AFL 69).

[5] Ce souvenir de Lévi-Strauss est relaté dans la préface de Junzo Kawada. Par convention, les noms des auteurs japonais précèdent les prénoms.

[6] Ces énoncés sont notés à partir des Figures.4, 5 et 6.

[7] Par exemple : « Suis-je prêt ? Hélas ! Je crains de ne pas l'être assez ».

[8] Pour saisir une forme de vie, il faut que « le plan de l’expression adéquate d’un système de valeurs [soit] rendu sensible grâce à l’agencement cohérent des schématisations par une énonciation » (Fontanille & Zilberberg 156).

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