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« Performer le corps queer : de l’intime au politique »

 

- Priscilla Wind

 

 

Introduction

           À la fin des années 1960 puis dans les années 1970, la performance marque un tournant esthétique et devient une forme prisée des artistes à la recherche d’une démocratisation de l’art et d’un rapprochement entre l’œuvre et son public. Les artistes femmes investissent particulièrement le domaine de l’art corporel pour proposer, au travers d’un female gaze, une critique des représentations stéréotypées du corps féminin et une rupture avec les canons esthétiques officiels afin de revendiquer une autre place de la femme dans l’art mais aussi plus largement dans la société. Les femmes artistes s’emparent alors de la performance comme une possibilité de s’écrire et se décrire elles-mêmes, mêlant textes déclamés ou rédigés et mises en scène corporelles.  Depuis une dizaine d’années, les préoccupations du body art féministe ont évolué en adéquation avec les combats du féminisme actuel, qu’on détermine comme de « troisième vague » et intersectionnel. Ces œuvres ne se contentent plus seulement de critiquer et de déconstruire les clichés essentialistes mais esquissent un spectre des genres plus large et plus nuancé. À l’aune de ce nouveau prisme de luttes identitaires, comment ces nouvelles performances artistiques queer se relient-elles à ce que Judith Butler identifiait comme la « performativité du genre »  ? Quel rôle joue la diversité des réseaux sociaux et médias de masse dans l’élargissement des horizons identitaires ? En s’appuyant sur le film-documentaire de Pia Hellenthal Searching Eva (2019), qui suit le quotidien d’un.e jeune influenceur.se queer et travailleur.se du sexe Eva Collé, et les performances corporelles contemporaines de l’artiste autrichienne Julischka Stengele (Fat.Femme.Furious) et de l’artiste bulgare Boryana Rossa, cet article mettra en lumière comment l’art corporel permet de déconstruire les injonctions normatives faites aux corps pour ouvrir d’autres espaces de narrations d’identités plus diversifiées et imaginer d’autres modèles sociétaux.

 

            I. Performance du corps queer et performativité du genre

 

 

        À l’intérieur du mouvement de « l’art corporel » ou body art, apparu dans les années 1950 puis popularisé dans les années 1970, les artistes proposent à travers des performances et des photographies de mettre en scène leur propre corps afin de le montrer selon leurs intentions propres et d’en éprouver les limites par des transformations, déformations voire mutilations. Détournant des catégories classiques de l’histoire de l’art, comme l’autoportrait ou le nu féminin, ces œuvres permettent au public de considérer le corps comme un matériau brut à façonner et de s’interroger sur ce qu’il dit des normes, esthétiques et sociales, mais aussi du regard que nous portons sur elles et sur les images identitaires qu’elles véhiculent. Majoritairement employé par des artistes femmes à partir des années 1970, il s’agissait notamment de remettre en question les critères de beauté et du féminin dans un processus barthésien de déconstruction du mythe (Barthes, Mythologies) de la femme hétérosexuelle mais aussi de l’esthétique elle-même comme élément premier de l’art. Ainsi des performeuses comme Valie Export ou Ulrike Rosenbach ont pu interroger le lien entre l’esthétisation du féminin et les archétypes récurrents de la Vierge à l’enfant ou de Vénus[1], la manière avec laquelle leurs corps impriment les marques de l’assignation des femmes au foyer et aux tâches ménagères[2], ou encore décrypter des concepts associés à l’essentialisation du genre féminin, tels la douceur, l’innocence ou la vulnérabilité[3]. Ces thématiques illustraient alors les préoccupations majeures de ce qu’on nomme le « féminisme deuxième vague », majoritairement centrées autour de la libération des contraintes patriarcales, corporelles, économiques et sociales, liées à la femme blanche, de classe moyenne, et souvent en couple hétérosexuel.

           Le body art de ces dernières années illustre quant à lui l’évolution des luttes identitaires actuelles propres au « féminisme troisième vague », aussi qualifié d’intersectionnel, qui se caractérise par une volonté de convergences des luttes de toutes les minorités opprimées, en mettant notamment l’accent sur les identités queer (terme à l’origine utilisé comme une insulte, signifiant littéralement « de travers » et désignant toute personne qui sort des normes sociales blanches, cisgenres, hétérosexuelles et/ou dyadiques). Aussi les performeur.se.s étudié.e.s dans cet article s’inscrivent chacun.e dans ces problématiques, en remettant en question les codes de la féminité et du Beau par l’exposition publique d’une diversité de corps et une stylisation de corps considérés hors-normes voire dans le spectre du laid ou du monstrueux. Ainsi l’artiste autrichienne Julischka Stengele, alias Fat.Femme.Furious[4], expose son corps nu de femme obèse dans différentes installations muséales, dénonçant les stéréotypes sur le corps gros ancrés dans l’inconscient collectif, et s’inscrit non seulement dans la lutte contre la grossophobie, mais également contre ce que cette oppression hétéronormative implique, au-delà du diktat patriarcal sur le corps féminin, en termes d’eugénisme et de validisme. D’abord mises en exergue sous le fascisme, ces injonctions corporelles qui pathologisent les personnes en « surpoids », se perpétuent de manière insidieuse sous les régimes capitalistes et ultra-libéraux notamment à travers les industries de la mode ou de l’agro-alimentaire. Car la grosseur et l’obésité n’ont pas toujours été associées au fil des époques à une corporéité déviante, malade voire handicapée. Julischka Stengele, au fil de ses postures corporelles, s’inspire par exemple des déesses de la fertilité et des déesses mères dans les religions archaïques, telles la Vénus de Willendorf, statuette d’une divinité obèse datant du Paléolithique et découverte en Autriche au début du XXème siècle. Elle pose ainsi sur de nombreux posts Instagram, nue au milieu des Alpes, dans la même posture que cette Vénus préhistorique, rappelant qu’à d’autres époques, la grosse femme nue était un modèle de beauté.

           De même, l’artiste bulgare Boryana Rossa réalise des performances dans lesquelles elle met en scène son corps atypique, augmenté par des objets naturels ou artificiels. En effet, outre son look androgyne, la performeuse a subi en 2013 une double mastectomie dans le cadre de la prévention d’un cancer du sein. Ayant choisi de ne pas opter pour une reconstruction de la poitrine, l’artiste expose la même année sa nouvelle plastique dans le cadre de son projet interdisciplinaire Amazon armor[5]. Elle y propose une série de photographies et de performances dans lesquelles elle utilise des légumes ou des écrans de portable comme extensions mammaires. Ici, Boryana Rossa s’attaque avec dérision à un autre pilier de la beauté féminine classique, la poitrine, principalement représentée dans les canons artistiques comme symbole de la maternité et habituellement traitée avec pudeur. Ses performances jouent un rôle notamment de présentation et de visibilisation de corps qui marquent une rupture avec les stéréotypes de genre[6]. En suscitant le rire, elle crée un sentiment de communauté et d’appartenance qui permet de relier le public aux œuvres et de faciliter la remise en question des normes corporelles existantes et l’acceptation de nouvelles.   

         Le film-documentaire Searching Eva (2019) se situe également dans cette démarche. La réalisatrice allemande Pia Hellenthal s’immisce dans l’intimité berlinoise d’Eva Collé. Non-binaire au moment du tournage (aujourd’hui homme trans nommé Adam), ce.tte travailleur.se du sexe italien.n.e s’est fait connaître par l’intermédiaire de réseaux sociaux, tels Tumblr et Instagram, dans lesquels iel publie des textes de poésie, de nombreux selfies mettant en scène son corps androgyne et partage les défis de son quotidien de personne queer. Iel crée par ce biais des espaces d’échanges et de représentation des personnes situées à tout endroit du spectre du genre. Proposant une approche documentaire des questionnements du féminisme troisième vague, Pia Hellenthal offre dans son long-métrage une visibilité plus grande aux personnes queer, qui passe d’abord par la contemplation voire la scrutation de ces corps alternatifs, mais aussi par une présentation détaillée des conséquences que les personnes influenceuses ont dans la vie concrète des follower.se.s. Ce basculement s’opère par la mise en lumière de la sphère privée à travers des média à forte audience, de sorte à effacer la frontière entre l’intime et le public.

 

        Dans l’ensemble de ce corpus, les représentations des corps queer surviennent majoritairement sous la forme de performances ou de photographies. Le choix de ces médias n’est pas anodin car ceux-ci sont les mieux à même de servir une fonction monstrative, puisqu’il s’agit avant tout de présenter de nouveaux modèles corporels et par là-même de repenser la dialectique entre corps et norme sociale, politique et économique. Élargissant la théorie du linguiste John Searle pour qui les actes de langage fondent les réalités sociales, la philosophe américaine Judith Butler, dans son œuvre Trouble dans le genre (1990), développe le concept de « performativité du genre » selon lequel la manière dont nous performons, ou non, les stéréotypes de genre façonne notre environnement sociopolitique, confortant l’hétéronormativité ou créant à l’inverse des espaces de dissension à même d’imaginer d’autres alternatives de sociétés : « Le genre se révèle performatif, c’est-à-dire qu’il constitue l’identité qu’il est censé être. Ainsi, le genre est toujours un faire, mais non le fait d’un sujet qui précèderait le faire » (Butler, p.96).  Dans ce contexte théorique, le body art contemporain accompagne la mise en œuvre et en lumière de ces alternatives en exposant au public les évolutions des corps au-delà des canons esthétiques cisgenrés et hétérosexuels. Les artistes exploitent la fonction de présentation mais aussi de représentation de corps précédemment ignorés ou cachés du grand public, en partant du principe que montrer, c’est déjà faire exister. Les artistes jouent ainsi d’une potentielle performativité de l’art, en s’appuyant sur le caractère officiel et public des musées, mais aussi des nouveaux réseaux sociaux qui permettent de brouiller la frontière entre auto-récit individuel et mise en scène artistique. Et c’est précisément grâce à cet effacement des limites entre fiction et réalité opéré par ces nouveaux média que l’art s’investit d’un pouvoir performatif. Car le format à la fois court et quasi-journalier des « posts » créent des incursions répétées à large audience dans le quotidien de personnes réelles, de sorte que ces photographies et performances exposant des corps queer participent de leur normalisation progressive dans une société largement influencée par le monde virtuel d’Internet.

 

 

            II. Performance 2.0 et nouveaux média : l’art et la vie

 

           Deux éléments caractérisent ainsi principalement l’évolution des performances de body art de ces dernières années : l’exploration d’un spectre du genre plus élargi et le recours à de nouveaux médias qui s’emparent de nouveaux enjeux. Car hier comme aujourd’hui, l’adage de Marshall Mac Luhan selon lequel le médium (Mac Luhan, p.21) est aussi le message reste pertinent. Il convient donc d’étudier l’influence médiatique sur la construction de ces nouvelles identités de genre.

           Les sociologues de la postmodernité identifiaient déjà dans les années 1990 une fragmentation de l'individu due à une diversification extrême des sources et des informations. Face à une multiplicité de modèles identitaires, la personne s’identifie et se relie aux autres, notamment grâce aux réseaux sociaux, par le biais de plusieurs « groupes » Facebook, Twitter, Tumblr ou Instagram, et constitue ainsi son identité particulière par l’association de plusieurs appartenances à différentes communautés. Aussi des personnes pourront-elles par exemple s’identifier comme racisées, aromantiques, homosexuelles, grosses, handicapées etc… et se relier aux autres à travers ces nouveaux prismes relevant tant de l’identité sociale, sexuelle que parfois du profil physique ou psychologique. Le but commun de ce nouveau spectre identitaire du féminisme intersectionnel est avant tout politique car il vise à se situer précisément dans la société actuelle, perçue comme un système d’oppressions patriarcales. Cette catégorisation tente de déterminer avec plus d’exactitude l’expérience sociale vécue par la personne concernée en termes de domination et de relier les défis de sa vie privée à une expérience collective afin de créer une convergence des luttes. Aussi vais-je par exemple toujours m’exprimer avec un point de vue situé en tant que femme blanche cisgenre, non-binaire, neuro-atypique, juive et bisexuelle.

 

          Dans ce contexte de mise en place de ces nouvelles identités, le biais de la performance remet en avant les liens profonds qui existent entre l’art et nos vies réelles. Ainsi dans son essai Art et vie : de la fonction de l’intermédia, l’historien de l’art allemand Udo Kultermann rappelle que l’art semble avoir été la première possibilité de communiquer et ainsi de fonder la base de la société, qui rassemble les individus sous des valeurs communes (Kultermann, p.7). Dès les années 1970, des artistes reprennent les codes médiatiques et culturels de la société de consommation et proposent un art à grande échelle, à travers l’exploitation des notions de reproductibilité de l’œuvre, de sérigraphie ou de concept. La consommation de masse de l’art détruit ainsi les codes de la culture élitiste dont le message ne s’adressait pas à l’humanité mais à une caste. Plus inclusif, il peut alors traiter des thèmes rejetés par le diktat des média officiels afin de dénoncer les censures d’une époque mais aussi de parler au subconscient collectif et créer d’autres réalités sociales. Durant le processus de création de ces nouvelles « plastiques sociales », concept élaboré par le performeur allemand Joseph Beuys, la participation du public prend une place importante dans ces performances qui ont valeur d’expériences liminales, comme l’explique l’ethnologue Victor Turner à travers son terme de performative turn. En effet, celles-ci rapprochent l’art du rituel et appellent aux sens du public pour le faire entrer dans un autre état et l’ouvrir à d’autres conceptions de la vie. C’est du potentiel liminal de ces performances-rituels dont se sert Julischka Stengele dans son œuvre. Dans l’installation Musenaufstand I - Révolte de la muse I (2017), l’artiste pose nue sur un plateau tournant devant un public installé tout autour d’elle. Elle y propose une expérience collective durant laquelle elle prononce des paroles à valeur performative, alternativement en anglais et en allemand :

 

Sharpen your pencils and your perception. […] Look at me precisely, look at me, I’m right here. Deine Betrachtung schenkt mir Beachtung. […] Du schaust mich an aber du siehst mich nicht. Meine Anschauung passt nicht zu deiner Weltansicht. Maybe it’s time we speak of your gaze, instead of my weight. […] I don’t need your validation. […] No need for approval, because I’m here, I’m right here[7]

 

Son simple acte de présence et ses paroles affirmées dans un cadre institutionnel, ici celui du musée, jouent sur la dimension initiatique et transformatrice du rituel pour faire passer les spectateurs d’un état de conscience grossophobe, communément répandu dans notre société, à un état d’acceptation sans jugement et d’inclusion des personnes grosses. Dans sa performance Sound Acts (2017), la performeuse va encore plus loin en posant à nouveau nue et en proposant aux spectateur.ice.s, après avoir montré l’exemple sur elle-même, de mettre du rouge à lèvres puis d’apposer un bisou sur sa peau nue où iels le souhaitent. Le public effectue alors un acte d’initiation et d’amour, symbolisant l’acceptation inconditionnelle des corps gros, considérés précédemment dans beaucoup de discours officiels comme malades, anormaux voire repoussants. 

            L’artiste Allan Kaprow allait même quant à lui à parler de confusion entre l’art et la vie, un brouillage de frontières facilité par les œuvres qui sortent des cadres officiels et s’exposent notamment à travers les réseaux sociaux. C’est ce qu’illustre le documentaire Searching Eva (2019) de Pia Hellenthal sur l’influenceur.se queer Eva Collé. La réalisatrice filme notamment le fort contraste entre le quotidien morne du personnage protagoniste et l’influence exercée sur des réseaux comme Tumblr ou Instagram. En effet, Eva, aujourd’hui Adam, poste régulièrement des selfies de son corps atypique sur Instagram, commente son quotidien de travailleur.se du sexe et publie des textes poétiques sur Tumblr. Ponctuant les différentes scènes de ce documentaire, les messages des très nombreux follower.se.s démontrent de manière répétée leur solidarité, mais aussi leur reconnaissance vis-à-vis d’Eva Collé qui donne un visage et une voix à toute une communauté de personnes se sentant en dehors des normes tant physiques que sociales. Dans son article « Un corps à soi », la chercheuse en sociologie Zoé Adam explique :

 

On se souvient de ce que dit Butler sur la performativité du genre : celle-ci comme toute performativité régulée socialement se base sur la répétition et la réitération de gestes, d’actes, de paroles. Dès lors, l’idée foucaldienne qu’il faut faire de sa vie une œuvre d’art amène à résister à cette performativité normative et oppressive (Adam, 2020). 

 

Grâce à l’actualisation presque quotidienne sur ces réseaux sociaux, Eva Collé élève son corps et son style de vie au rang d’une œuvre d’art qui s’investit d’un pouvoir performatif : celui de s’imposer progressivement comme une nouvelle norme possible, corporelle et sociale, à l’écart des oppressions patriarcales, en jouant de la capacité de ces réseaux à toucher un large public, qui peut choisir librement quel modèle suivre en s’abonnant et en consultant tel ou tel compte, et cela bien souvent à l’abri du regard contrôlant de la société mainstream. Car, fondues dans l’immensité des ressources Internet, de nouvelles images corporelles et sociales peuvent émerger en circulant pendant longtemps uniquement dans les communautés concernées et préservées du discours régulateur des mass media, jusqu’à ce qu’un jour, un médium officiel s’empare du sujet, ici par exemple le cinéma qui a nominé le film au Prix de la Critique de Berlin. Ces nouveaux paradigmes ont alors l’occasion de se faire connaître de l’ensemble de la société par le biais d’un support artistique qui les esthétise encore plus et les rend accessible, puis aux termes de débats politiques, de devenir a minima une avant-garde officielle, une marginalité reconnue et intégrée en tant que frange sociale existante.

 

 

            III. Micropolitique de la performance : le corps queer comme espace de résistance

 

            Exposer son corps queer et le performer dans des espaces officiels ou médiatiques permet ainsi de donner en premier lieu à ce corps une existence et de revendiquer son droit d’exister. Zoé Adam évoque en ce sens la notion d’ « artivisme », un spectre de gestes à la fois artistiques et militants, car « [e]nvisager son quotidien et la gestion de son corps dans une perspective artistique permet de s’extraire des injonctions corporelles. […] S’intéresser à l’intime et au quotidien, c’est s’intéresser à une résistance aux normes à un niveau micropolitique » (Adam, 2020). L’art joue un rôle central dans la création de nouveaux modèles car il met en scène, singularise et force le public à remettre en question ses normes esthétiques et ses implications sociales. L’art n’est pas une fin en soi, il s’inscrit dans un ensemble de pratiques qui vont de la chambre à l’espace public, en prolongation du slogan féministe des années 1960 selon lequel « le privé est politique » (Hanisch, p.113). Cette visée révolutionnaire cherche à repenser l’art en dehors des normes d’une société patriarcale hiérarchique à travers la multiplicité des corps.

       Ainsi l’artiste bulgare Boryana Rossa propose-t-elle de comprendre le corps queer sous une perspective transhumaniste. En utilisant alternativement des produits naturels dans sa série de photographies et performances Pervert veggies et de nouvelles technologies comme extensions mammaires, l’artiste tente de reconstruire avec le sourire sa féminité à travers un corps tantôt bio, en surfant sur la vague des légumes oubliés, tantôt cyborgien. Elle s’inscrit dans la lignée de la philosophe féministe Donna Haraway qui prônait le recours à des figures cyborgiennes, définies comme des « organisme[s] cybernétique[s], hybride[s] de machine et de vivant […] qui vi[ven]t dans un monde postgenre » (Haraway, pp.30-32), afin de faire advenir une autre société par-delà le genre. En effet, l’artiste se rattache au collectif artistique ULTRAFUTURO qui travaille à l’intersection des arts de la performance, de la technologie et de l’activisme et se concentre sur l’impact social des sciences et de la technologie. Le manifeste ULTRAFUTURO (2004) repose sur le principe suivant :

 In connection with the constantly growing presence of intelligent machines in our life, we declare human/machine symbiosis as the only possible way of co-existence.That assumes mutual respect and assistance based upon not only good will from both sides but also upon vital mutual dependence[8].

Boryana Rossa se sert alors des technologies pour tourner en dérision les modifications corporelles opérées par les média (comme Photoshop, Snapchat etc…) et les appliquer au profit des corps féminins ayant subi une mastectomie en imaginant un « scénario utopique pour dépasser le genre[9] ». En imaginant une société de corps non-genrés, elle crée un espace safe dans lequel toute personne déviant de la norme puisse se sentir en sécurité, accueillie avec tolérance et à l’abri de tout jugement moral.

         Les revendications artistiques du queerféminisme s’attaquent non seulement aux contours des corps mais également à leur régime sexuel, avec pour norme sociale majoritaire l’hétérosexualité. En effet, dans son manifeste Sortir de l’hétérosexualité, le thérapeute trans Juliet Drouar envisage l’hétérosexualité comme un filtre de lecture qui régit l’ensemble du système social, en continuité avec la pensée de Judith Butler. Elle diviserait dès la naissance les êtres en deux catégories sociales, hommes et femmes, en fonction de leurs organes génitaux, sans même respecter le large spectre hormonal et génital existant. Cette assignation à la naissance perpétuerait de base un système de domination patriarcale, dans lequel on attribuerait aux personnes assignées femmes le rôle de dominées, particulièrement au sein du couple hétérosexuel. Afin de « sortir de l’hétérosexualité », Juliet Drouar formule l’idée au fond très simple de considérer chaque être humain en tant que personne avant tout, ce qui n’empêcherait nullement l’existence de l’hétérosexualité mais la limiterait à nouveau à son sens premier, celui d’une relation amoureuse et/ou sexuelle entre deux personnes qui se définissent de genres différents, et non comme un régime politique oppressif. À partir de ce postulat assez concis, il est alors possible d’imaginer de tout autres modèles corporels, mais aussi relationnels voire économiques.

 

           Le documentaire de Pia Hellenthal, Searching Eva, nous livre une illustration de ce à quoi ressemblerait une société queerféministe. Dans ce film, la réalisatrice suit le quotidien d’Eva et met en scène des choix de vie différents de la norme sociale, qui ont d’abord pris racine dans l’exposition de ce corps queer. Eva vit parfois en Italie chez sa mère qui la prend en photo, Eva vit parfois à Berlin en colocation avec une amie lesbienne, iel a tantôt un petit ami, tantôt iel passe la nuit avec deux amant.e.s. Iel vit de manière anarchique grâce au troc, à l’entraide de la communauté LGBT+, à son travail du sexe, qu’iel souhaite normaliser en le documentant sur les réseaux sociaux, en mettant également en avant le travail social qu’il sous-tend. Iel publie aussi des textes poétiques. Son large public sur Tumblr ou Instagram lui pose de nombreuses questions sur comment mieux s’accepter, comment vivre de manière plus alternative comme ellui. Aussi Pia Hellenthal nous montre-t-elle une société alternative queer, dans laquelle la vie en couple hétérosexuel voire le mariage, dont découle tout un système économique (de l’emploi stable au remboursement de crédit immobilier), n’est plus le fondement d’une société par essence capitaliste. Dans cet autre modèle, les personnes peuvent se définir comme elles le veulent et habiller ou non leur corps comme elles le souhaitent, elles peuvent vivre seules ou en colocation, de manière nomade ou non, être célibataire, en couple ouvert, avoir des relations multiples sans étiquette. Le travail ne régit pas l’ordre social tout entier, l’oisiveté et la créativité artistique et littéraire ont toute leur place à côté des obligations pécuniaires. Les rapports économiques peuvent se baser sur la gratuité, le prix libre ou l’échange de services. Dans ce cadre sans jugement moral sur la sexualité des personnes ou leur manière de subvenir à leurs besoins, le travail du sexe n’est pas un métier mis au ban de la société, il est une manière comme une autre de gagner de l’argent tout en aidant des individus en difficulté.

          C’est également dans ce monde alternatif que se positionne l’artiste autrichienne Julischka Stengele. Dans une logique proche du post-porn tel que défini par Rachele Borghi[10], elle revendique son existence de personne grosse et envisage son travail de body art comme une sorte de prostitution à visée politique : « Mein unbezahlter Vollzeitjob ist es unverschämt fett, queer und femme-inistisch zu sein. Für Geld performe, (wider-)spreche und schreibe ich, kreiere Fotos, Installationen, leite Workshops, organisiere Events oder ziehe mich aus[11]. » Fat.Femme.Furious choisit une vie centrée autour de l’exploitation de sa nudité hors-norme, le centre de son intimité, dans l’espace public, et revendique la portée artistique mais aussi militante de cet acte, au-delà de toute attente d’une société hétérosexuelle qui exigerait d’elle qu’elle cache son corps ou maigrisse, qu’elle reste discrètement célibataire ou se mette en couple hétérosexuel, et qu’elle serve un système économique capitaliste basé sur la production industrielle et la rentabilité.

Par le biais de la performance corporelle, ces artistes impulsent ainsi de micro-révolutions, non seulement sexuelles mais aussi sociales et politiques.

 

 

Conclusion :

 

         Le body art féministe reprend le principe esthétique qui consiste à utiliser le corps comme un matériau brut. Il permit dès les années 1960 de déconstruire le mythe de la femme hétérosexuelle et sa place dans l’histoire de l’art. Avec le passage du mouvement féministe nommé deuxième vague à une approche intersectionnelle, les artistes continuent à remettre en question les codes du Beau et du féminin, cette fois-ci en proposant une rupture avec les stéréotypes de genre. Dans cette démarche, les domaines de la performance et la photographie sont privilégiés car leur valeur monstrative permet de repenser de manière immédiate la dialectique entre corps et norme sociale. Des performeur.ses comme Boryana Rossa, qui interroge son public sur féminité et maternité à travers l’absence de poitrine, ou Eva/Adam Collé, qui banalise dans les réseaux sociaux le corps androgyne, mettent en évidence la performativité du genre. Grâce à la double fonction de présentation et représentation dans la performance, et à l’effacement des frontières entre réel et virtuel sur les réseaux sociaux, des artistes, tel.le.s Julischka Stengele, qui modifie le regard social sur les corps gros simplement par sa présence et ses mots, utilisent le pouvoir performatif de l’art qui participe alors de la normalisation progressive des corps queer. Dans ce contexte ultra-contemporain dans lequel les personnes se relient et se situent à travers l’appartenance à diverses communautés Internet, la construction de nouvelles identités de genre est amplement influencée par les nouveaux média ainsi que l’intermédialité dans les œuvres d’art elles-mêmes. Les performances étudiées soulignent le lien entre l’art et la vie et leur capacité à créer de vraies plastiques sociales en proposant des expériences liminales auxquelles le public est amené à prendre part. Cette confusion volontaire entre l’art et la vie est à même de créer une reconnaissance dans la société mainstream de ces corps considérés comme hors-normes grâce au caractère officiel de l’œuvre et à sa diffusion à large échelle. Performer le corps queer a donc un impact social et peut se comprendre également comme un geste militant. Cet artivisme développe une micropolitique des corps car le privé devient alors politique, qu’il s’agisse d’intégrer le corps queer dans une perspective transhumaniste chez Boryana Rossa, ou de sortir du régime politique hétérosexuel et de vivre selon des modèles relationnels, sociaux, mais aussi économiques alternatifs, comme le proposent Eva/Adam Collé et Julischka Stengele en exposant leur intimité. Dans une société obnubilée par l’image et le selfie, l’art demeure certes un foyer de résistance pour questionner et troubler le genre, mais il se sert également aujourd’hui de ce que Marc Jimenez définit comme le « consensus culturel », c’est-à-dire « la collusion attestée de l’art avec le système économique, politique et technicien qui “gère” la production industrielle des biens culturels » (Jimenez, p.7), pour faire accepter plus largement la diversité des corps.

 

[1] Voir Export, Valie. Die Geburtenmadonna (La Madone donnant naissance), série photographique, 1976, et Rosenbach, Ulrike. Glauben Sie nicht, dass ich eine Amazone bin (Ne croyez pas que je sois une Amazone), performance, 1975

[2] Voir Jürgenssen, Birgit. Hausfrauen – Küchenschürze (Tablier de cuisine de femme au foyer ), photographie en diptyque, 1975

[3] Voir Bertlmann, Renate. Hier ruht meine Zärtlichkeit (Ci-gît ma tendresse), installation en plexiglas, 1976

[4] Compte Instagram @studio.stengele

[5] Rossa, Boryana. Amazon armor, 2013, http://boryanarossa.com/amazon-armor-2/ , consulté le 07/07/2022 : « rooting from the Greek myth about the Amazons–women warriors, who cut off their breasts to be more effective in archery. It reflects women identity in relation to body shape. In focus are double-mastectomy breast cancer survivors. » Traduction de Priscilla Wind : « Se basant sur le mythe grec des guerrières Amazones qui coupaient leurs seins pour mieux tirer à l’arc, il reflète l’identité de la femme en relation avec la forme de son corps. Les survivantes d’une double mastectomie sont principalement visées. »

[6] Ibid. : « The purpose of the project is to not only create awareness about the crisis of identity that accompanies the trauma of cancer, but to look at these events from the brighter side—as a necessary for continuation of life body modification, which creates new and freer feeling of self. » Traduction de Priscilla Wind : « Le but du projet n’est pas de provoquer une prise de conscience par rapport à la crise d’identité qui accompagne le traumatisme du cancer mais de regarder du bon côté -comme une modification corporelle nécessaire pour continuer à vivre, qui crée une sentiment nouveau et plus libre de soi-même. »

[7] Stengele, Julischka. Musenaufstand I, in Bone. Performance art Festival, Bern, 2017,  https://www.youtube.com/watch?v=HE7xfhiHu_Y (consulté le 15/02/2022), traduction de Priscilla Wind : « Affute tes crayons et ta perception. […] Regarde-moi précisément, je suis là. Ton observation m’offre de l’attention. […] Tu me regardes mais tu ne me vois pas. Ma vue ne correspond pas à ta vision du monde. […] Peut-être qu’il est temps que nous parlions de ton regard plutôt que de mon poids. […] Je n’ai pas besoin de ta validation. […] Pas besoin de ton approbation, parce que je suis là, juste devant toi.  »

[8] Rossa, Boryana. Ultrafuturo manifesto, 2004, http://boryanarossa.com/en/ultrafuturo-manifesto-3/ (consulté le 28/02/2022), traduction de Priscilla Wind : « En lien avec la présence croissante de machines intelligentes dans nos vies, nous déclarons la symbiose Humain-machine comme la seule manière possible de coexister. Cela signifie un respect mutuel et une assistance basée non seulement sur une bonne volonté des deux côtés mais aussi sur une dépendance réciproque vitale. »

[9] Ibid. : «  utopic scenario for ‘overcoming gender’ »

[10] Borghi, Rachele, « Post-Porn », in Pour une pornographie, revue Rue Descartes n°79, 2013/3,  https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2013-3-page-29.htm, p.4 : « [il est l’]abolition de la distinction entre public et privé, [l’]usage de l’ironie, [la] rupture avec la dichotomie sujet/objet, [l’]effacement de la frontière entre la culture légitime (l’art) et les productions culturelles illégitimes (la pornographie), [l’] implication des spectateurs.»

[11] http://bodyandfreedom.com/julischka-stengele/, consulté le 28/02/2022, traduction de Priscilla Wind : “Mon job à plein temps non-rémunéré est d’être d’une obésité insolente, queer et femme-iniste. Pour de l’argent, je performe, je (contre)dis, j’écris, je crée des photos, des installations, je dirige des ateliers, j’organise des événements et je me déshabille.”

 

Bibliographie :

  • Adam, Zoé. « Un corps à soi », conférence en ligne « Arts, Cultures et Activismes LGBTI et Queer », Université de Lorraine, 2020, https://aca-lgbtiq.net/adam/, consulté le 28/02/2022.

  • Barthes, Roland. Mythologies, Paris, Points Seuil, 1992, 288 p.

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  • Jimenez, Marc. Arts et pouvoir, Paris, Klincksieck, 2007, 264 p.

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  • Rossa, Boryana.  Ultrafuturo manifesto, 2004, http://boryanarossa.com/en/ultrafuturo-manifesto-3/, consulté le 28/02/2022.

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  • Stengele, Julischka.  Musenaufstand I, in Bone. Performance art Festival, Bern, 2017.

  • @studio.stengele. compte Instagram.

  • @warvariations. compte Instagram.

 

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À propos du/de la rédacteur.ice :

 

Priscilla Wind est maîtresse de conférences de littératures et civilisation germaniques à l’Université Clermont Auvergne, docteure en arts du spectacle de l’Université de Vienne et membre permanent du CELIS (Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique). Autrice d’une thèse en cotutelle sur « La notion de mise en scène dans les pièces d’Elfriede Jelinek », elle est spécialiste des arts de la scène contemporains germanophones. Elle a publié plusieurs articles sur l’évolution des esthétiques dramatiques dans le théâtre contemporain, sur le corps scénique et les représentations genrées dans les arts scéniques contemporains. Elle concentre actuellement ses recherches sur les formes du théâtre documentaire et les études de genre.

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