top of page

Au fil de l'eau

Au fil de l'eau

« Le dernier pantalon » 

« Le corps à venir »

- Inès Coville

Ces deux chapitres sont extraits de  Récif, un projet autofictif qui revisite les lieux complexes 

de l’enfance et de l’adolescence et interroge la relation à soi, à l’autre et à la famille,
en partant des premiers souvenirs jusqu’à l’orée de l’âge adulte.

Le geste d’écriture y est déployé pour retrouver la piste d’une souffrance diffuse enfouie dans le sable des souvenirs.

 

XIV Le dernier pantalon

 

           Tiens, je t'ai acheté un pantalon, me dit ma mère en le posant sur la malle en osier au pied de mon lit. Elle est montée au deuxième étage et est entrée dans ma chambre sans frapper. La douce intrusion, j’ai horreur de ça. Elle arbore un grand sourire. Grossière erreur. De l'autre bout de la chambre, je regarde le vêtement qu’elle vient de déposer : un pantalon à petits carreaux noirs et blancs. Non mais tu rigoles ! Mon verdict est sans appel : ja-mais je mettrai ce pantalon... Il est affreux ! Elle insiste : mais si, il est très joli, c'est un pantacourt. Essaye-le. Il est complètement ringard, je rétorque. Tu te moques de moi ! De près, je remarque qu'en bas de la jambe, il y a une collerette crantée qui fait complètement nunuche. Je reprends encore plus courroucée : c'est immonde, t'as cru que j'allais m’habiller avec ce truc de naze avec des froufrous en bas ? Je vais me taper la honte là ! J'en ai assez que tu achètes des vêtements sans mon accord. Et puis c'est du gâchis d'acheter des vêtements qui je ne porterais jamais. Non mais t'as vraiment cru qu'il allait me plaire ce pantalon ? C’est pas du tout mon style, Maman ! Je lui balance tout à la figure. Et je lui dis : marre que tu m’emmènes toujours à Du Pareil au même, marre du rose et du vert, marre de leurs couleurs à la noix ! C’est un magasin pour bébés, Maman ! Pour bébés… J'ai plus l'âge ! C’est fini. Je suis grande, maintenant ! Je veux aller dans de vrais magasins, pour adultes. Et surtout n’achète plus rien sans moi. Je te l'interdis, Maman. Je te l'interdis ! 

 

           J’ai dix ans et cet épisode n’est qu’un court prélude, une annonce de la mort de l’enfant qui est en moi. Ma mère bat retraite de la chambre. Le pantalon à carreaux Vichy et ses froufrous reste en plan. Je le touche juste et beurk. La matière-même, gaufrée, me répugne. Plus jamais je ne poserai mes doigts dessus. Et je le laisse en plan sur la malle en osier. Je traverse un état de rage subite complètement disproportionné. J’ai besoin de crier et de me répéter pour me faire entendre. De même que mon frère Jean a dû s’égosiller un jour à table devant toute la famille, grands-parents compris : arrêtez de m’appeler petit Jean ! Je ne suis pas petit !  — créant malaise et silence dans le poulailler pendant un bref un instant, j’ai dû demander à ma mère d’arrêter de remplir ma garde-robe croyant me faire plaisir mais se faisant surtout plaisir à elle. D’ailleurs Maman, j’oubliais, les robes, on oublie, j’ai horreur de ça. Qui t’a dit que j’aimais en porter ? Personne.

 

*

 

           En haut, à gauche, sur la photo de classe de sixième, je ressemble à un garçon manqué au visage androgyne et innocent. Je porte un t-shirt de sport bleu pâle et informe, mes cheveux blonds sont tenus dans une queue de cheval au ras de la nuque et ma raie est disposée bien au milieu du crâne. Un an plus tard, c’est la mue. Mes cheveux ondulent et changent de texture, je porte la raie des cheveux très à gauche. Une mèche épaisse encadre mon visage. Et je passe constamment ma main dans mes cheveux de gauche à droite, pour la remettre en place, dans un geste qui devient aussi fréquent qu’une respiration de style. Je porte des baskets Puma aux lacets épais, des pantalons baggy et évasés, et des boucles d’oreille pic ou virus achetées sur le marché. Je deviens obsédée par les transformations physiologiques qui s’opèrent chez mes amies, passablement affolée par la réaction chimique incontrôlable qui a lieu à l’intérieur de moi. Je balaie du regard toutes les filles de la cour pour répondre à cette brûlante question qui me taraude : qui porte ici des soutiens-gorge ? Les deux Marie portent des soutiens-gorge, bien sûr, elles sont déjà formées, elles ont même des seins plus gros que ceux de ma mère. Lucie a une brassière, je sais. Marie-Gabrielle pas toujours mais elle met une brassière de sport croisée dans le dos pour le basket. Chloé, non, elle est encore œuf-au-plat. Aurélie, oui. Je remarque tout de suite le jour où ma meilleure amie Audrey vient au collège avec un soutien-gorge pour la première fois. Je l’observe de derrière et on voit tout le système de tendeurs et de poulies qui ligaturent son dos au niveau des omoplates. Je trouve ça vraiment disgracieux et ultra-voyant mais elle me considère d’un air placide et paisible. Hey, on dirait qu’il n’y a que moi que ça affole ! Si je dois moi aussi porter ça, tout le monde va le voir, y compris les garçons qui sont loin d’être fins sur le sujet. Je n’ai pas spécialement envie d’être dans le collimateur, ça peut se comprendre, non ? Le premier jour où je me résous à porter un soutien-gorge, suite à diverses pressions de ma mère pour que je me fasse à l’idée, je le mets sous un t-shirt en mailles très épaisses. Personne ne me dit rien — l’honneur est sauf. Alors quand même Gwladys, qui a très peu de poitrine, se met à porter des brassières, je commence à baisser la garde. J’accepte. Cet accessoire devient soutenable. Il se fait par la force des choses, une place dans mon quotidien.

*

 

           Marie-Gabrielle m’invite à la Toussaint dans sa famille. Elle appelle ses grands-parents Grand-père et Manou. À table, il y a du boudin noir et de l’andouillette que je mange par politesse. Nous faisons du vélo sur une route très plate qui mène au village. Nous travaillons pieusement sur notre dossier d’histoire sur l’Égypte antique. Le travail nécessite plusieurs copies doubles et je travaille si bien que je dessine en supplément les emblèmes du pouvoir royal avec des stylos irisés : une croix de vie et les deux sceptres croisés qui sont les attributs d’Osiris et du pharaon. Dans ma copie, je cite abondamment les mots magiques que madame Jégou, notre professeure d’histoire nous appris et qui se résument à : Mésopotamie et croissant fertile. Et je repense à la citation qui est inscrite sur un poster représentant un vase étrusque dans la salle d’histoire : enseigner, ce n’est pas remplir un vase mais allumer un feu.

 

           Le soir, nous prenons le bain dans une vieille baignoire carrée en céramique. Toutes les deux, nous commençons à avoir une flamme noire au niveau du pubis. Je fais semblant de ne pas prêter attention à ces nouveaux attributs alors que mes yeux y pensent beaucoup trop. Nous discutons dans l’eau, des garçons, bien sûr, essentiellement des garçons, et je veille à ne pas laisser trop traîner mon regard dessus, mais je remarque que la sienne est plus avancée que la mienne et je ne peux pas m’empêcher d’éprouver une forme de dégoût et d’effroi à cette vue et à l’idée que cela me gagne de la même manière.

 

XVI  le corps à venir

 

            Les deux profs en jogging ouvrent la barrière au fond de la cour donnant sur le gymnase. Il est neuf heures et demie et c'est le premier cours de sport de la rentrée de cinquième. Dans le vestiaire des filles, tout le monde se change. Nous sortons nos t-shirts fripés, et actionnons abondamment les bombes à déodorant. J'enfile mon pantalon de sport. Nous allons commencer par un cycle d'athlétisme avec de l'endurance et ce n'est pas un cadeau. Je hais l'endurance. Quel sport bête et méchant. Pour les profs, c'est vraiment un prétexte à ne rien faire. Elles posent leurs fesses sur un banc et discutent pendant que nous faisons des tours de stade jusqu'à ce que mort s'ensuive. La bonne blague. Une des deux profs vient toquer au vestiaire. Deux minutes les filles ! Rendez-vous directement dehors ! 

 

             Je sors du vestiaire avec les filles. Nous nous rendons d'un pas lent vers le stade de terre battue. J'ai des taches de lumière devant les yeux, comme si je venais de fixer le soleil et je m’exprime avec difficulté. Ce qui sort de ma bouche bave et colle comme du chewing-gum. Mes phrases sont soudainement déchiquetées. Je m’assieds abasourdie contre un poteau en béton en me tenant la main devant les yeux. Je tente de contenir mes symptômes. Je perds la vue, mais la seule chose que j’arrive à me dire, c’est que je vais passer pour une chochotte qui, dès le premier jour, ne veut pas s'y mettre. Je demande à la prof frisée de rentrer chez moi. Elle et sa collègue n’opposent pas la résistance à laquelle je m’attendais et je me découvre mauvaise langue. Elles ont l’habitude des élèves mollassons, de ces corps capricieux, innombrables et adolescents, qui défilent chaque jour devant elles. J’éprouve alors un immense soulagement face à leur acceptation de ma reddition : celui de bientôt pouvoir me recroqueviller à l’abri des regards.

 

*

 

           De retour à la maison, je me pose aux toilettes du premier étage.  Au cœur de mon marasme physique, j’identifie une tache marron au fond de ma culotte. Je redescends et le dis à ma mère. Elle me dit que ce sont les règles. Je mets sa réponse en doute : ce n'est pas du sang menstruel ou bien j’ai dû me cogner sans m’en rendre compte. Elle regarde et me dit d'un air tout à fait tranquille et assuré : si, ce sont tes règles. J’ai le vertige. Elle l'a répété deux fois. C'est quoi cette connerie encore. Le dis pas à Papa steuplait. Je veux pas qu’il sache. Le sang ce n'est pas marron. Et puis je ne veux pas avoir mes règles. Je suis très bien comme ça. Hein, tu lui dis pas… Je repense aux vacances d'été de l'année précédente où elle m'avait glissé peu discrètement un énorme paquet de serviettes hygiéniques vertes fluo dans ma trousse de toilettes, comme si j'allais être victime des chutes du Niagara. Mais Maman, j'ai dix ans, lui avais-je rétorqué, sans avoir le choix que de me traîner ces couches-culottes dans mon sac pendant tout le camp. Cela fait déjà longtemps qu'elle est complice de ce grand chambardement que je n’ai pas demandé. Ma mère pensait que cela se serait déclenché plus tôt encore. Moi, je les ai eues en sixième, m’avait-elle dit d’un air docte.

 

           À présent, je vis dans l’angoisse sous-jacente d’avoir à nouveau une migraine. Quelques années plus tard, lors du passage obligé de la lecture de Madame Bovary en première, je découvrirai le cliché associé à cette affection cérébrale décrit par tous les auteurs masculins du dix-neuvième siècle selon lequel Mâdââme a la migraine. Ainsi Flaubert écrit-il : Quand Charles, à minuit, rentra, elle eut l'air de s'éveiller et, comme il fit du bruit en se déshabillant, elle se plaignit de la migraine ; puis demanda nonchalamment ce qui s'était passé dans la soirée. Voilà un bel exemple d'une de ces femmes bourgeoises et alanguies qui jalonnent les belles-lettres françaises, cherchant un prétexte pour fuir la situation conjugale d’un mari gênant pour s'adonner à leur mélancolie et à leur amant. Je ne voyais vraiment pas le lien entre le mal de tête jugé peu sérieux d’Emma Bovary et le cataclysme physiologique qui s’abattait presque chaque mois à l’intérieur de mon cortex, flambait dans mes vaisseaux sanguins, puis s’emparait de mon corps entier pour me laisser exsangue, et j’ai éprouvé une grande colère en découvrant ce traitement ironique et méprisant de la migraine dans les grands classiques de la littérature française.

 

            J'ai maintenant peur de déclencher des migraines en faisant du sport car c'est souvent ainsi qu'elles se manifestent, à la suite d’un effort intense. Pourtant je suis sportive, mais je redoute tellement les migraines que je vais en cours la peur au ventre. Je déclenche aussi des migraines à la table, le pire c'est quand cela m'arrive en plein contrôle d'anglais ou de maths. Les taches de lumière viennent, et là c'est l'angoisse. Je scrute les états de mes équations, les petites lignes bleu pâle qui deviennent illisibles par endroits et j’essaie de slalomer entre les taches de lumière qui envahissent mon champ de vision. C’est terrifiant ces yeux qui ne répondent plus. Je sais que les autres symptômes, implacables, vont ensuite succéder aux taches de lumière : les troubles de l’élocution. Monsieur, excusez-moi je vais derentrerchezmoi. Et puis quand les auras[1] cessent, l'envie de vomir grimpe grimpe grimpe tord les boyaux, m'envoie aux toilettes vomir mes tripes et après la bile au fond de la cuvette et sur mes doigts c'est l'enclume sur le crâne. Je suis sur le canapé et je gémis. Les yeux, aïe aïe. Les yeux. Je dis à ma mère que j'ai envie de m'arracher les yeux tellement j'ai mal. Je ne supporte plus la lumière. Je m'enferme dans le noir et dors pendant douze ou quinze heures et quand je me réveille, je suis de nouveau moi-même. J’ai mis un temps fou à comprendre ce que mon corps avait voulu me dire à cette période: la colère refoulée de devoir quitter l’enfance. Je l’aimais moi, ce corps de prépubère, cette indétermination. Je n’en voulais pas de ces règles, de ces poils, de ces seins. Je n’ai jamais voulu devenir une femme.

[1] Les auras désignent les troubles neurologiques transitoires aigus qui précèdent les céphalées et les vomissements lors d’une crise migraineuse. Les auras incluent généralement des troubles de la parole, des troubles visuels, sensitifs et moteurs.

À propos de la rédactrice :

 

Inès Coville est autrice, musicienne, artiste, et s’exprime dans différents médiums. Son œuvre transdisciplinaire fait état du quotidien comme d'une expérience vibrante, colorée et poétique qui évoque les voyages et les épiphanies aussi bien extérieurs qu'intérieurs. Son travail est nourri par l'autofiction, le champ de recherche féministe et queer et la pensée écologique. Elle s'intéresse notamment dans son écriture aux espaces liminaux, à l'adolescence et à la famille comme espace ambigu - à la fois refuge et lieu d'intranquillité.  Elle a récemment publié « L’Idée d’avenir» dans la revue SABIR dont elle a présenté une version performée à la librairie EXC à Paris.  En 2023 paraît sa nouvelle Je m’appelle Saamiya Yusuf Omar (ed. Lamiroy) en hommage à la jeune sprinteuse somalienne décédée en mer Méditerranée. Elle a été résidente en 2023 à la maison de la poésie d’Amay en Belgique pour son premier recueil de poésie Impoli / Dépoli qui sortira prochainement.

 

www.inescoville.fr / @ines_bleu (instagram)

bottom of page