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Entretien avec Chloé Delaume : performer le texte 

 

Eugénie Péron-Douté

 

Octobre 2022

Chloé Delaume s’entretient avec Eugénie Péron-Douté sur ses actions poétiques, réalisées entre 1998 et 2022. Elle y parle notamment de sa vision de la performance, du rapport à la technologie sur scène au début des années 2000, de magie, du politique, ou encore du jeu vidéo Les Sims[1].

 

 

 

Eugénie Péron-Douté : Chloé Delaume, vous êtes écrivaine, mais aussi performeuse. Vous pratiquez la performance littéraire sous divers aspects depuis 1998. Dans cet entretien, nous allons revenir, de manière chronologique, sur cette pratique, afin de la saisir sous ses multiples formes. Avant de traiter avec plus de précision de vingt-quatre années d’actions poétiques, pouvez-vous expliquer votre volonté initiale, celle de sortir la littérature du texte ?

 

Chloé Delaume : La volonté de performer la littérature vient de ma formation contemporaine avec les praticiens qui étaient autour de moi et qui sont publiés notamment par Al Dante. J’ai été très influencée et enrichie par les groupes de poètes qui avaient à peu près mon âge et qui gravitaient autour de Laurent Cauwet tels que Christophe Fiat qui faisait de la guitare électrique et utilisait parfois des fumigènes, Anne-James Chaton qui utilisait des beats et des bandes préenregistrées, Sylvain Courtoux, Laure Limongi, Christophe Hanna, et d’autres encore. Ils avaient tous un accompagnement : parfois la poésie était mise en voix, parfois la poésie se voulait expérimentale, nous recourions alors à la voix synthétique de l’ordinateur ou à un traitement sonore. Nous mettions

Rapidement, 

j’aspirais à ce que mon travail, que j’appelais "performance", ressemble à une bulle poétique.

en place des extensions du texte. J’adaptais mes textes à la lecture avec une forme qui sortait de la restitution et d’une voix sèche en optant pour des variations vocales. Cela pouvait être un partage de paroles et d’espace. Par exemple, lors de la soirée Poétics à l’Hôtel de Sully, à Paris, en 1999, j’avais performé sur le Bito-Extracteur (extrait des Mouflettes d’Atropos). Un des garçons de la revue Evidenz, dans laquelle j’écrivais, était à l’étage avec un micro-HF. On ne le voyait pas, il faisait la voix off. Je lisais et il adoptait une voix qui semblait venir de nulle part. J’utilisais également des voix préenregistrées sur dictaphone pour faire des cuts. À mes débuts, le dispositif était très sommaire, je n’avais pas de matériel. Très rapidement, j’ai travaillé avec l’artiste Dorine_Muraille (allias le musicien Julien Loquet). On était au début des années 2000 et j’ai pu ainsi insérer de l’electronica dans mes créations. La voix synthétique ne m’intéressait pas, dans la mesure où je travaillais sur l’autofiction et non sur la décorporalisation ou la parodie d’entreprise (comme pouvait le faire Jean-Charles Massera ou Éric Arlix). Rapidement, j’aspirais à ce que mon travail, que j’appelais performance, ressemble à une bulle poétique. J’ai gardé l’appellation performance pendant quinze ans, jusqu’au moment de Grenoble où je me suis mise à faire des séances de verbothérapie[2] avant d’adopter le syntagme actuel lecture musicale. Il y a une transformation notable au moment du Parti du Cercle. Je fantasme l’art total. Voilà le début de mes premières performances. En 2000, à La Ménagerie de Verre, avec Dorine_Muraille, nous réalisions Les Déesses du ressort. Je disais « Je m’appelle Dorine_Muraille ». Une question était posée en voix off : « De quoi est faite Dorine_Muraille ? ». J’avais alors compté le nombre de mots dans le texte écrit pour la performance et j’avais demandé à Julien Loquet s’il pouvait effectuer une traduction en termes de notes, mais c’était impossible comme il s’agissait de musique électronique. On l’avait reprise à Actoral (Festival des arts et des écritures contemporaines à Marseille). Nous avions créé plusieurs déclinaisons et variations des Déesses du ressort, la performance contenait en germes les débuts de La Vanité des Somnambules. J’étais également allée aux États-Unis, pendant trois semaines avec Jérôme Schmidt pour faire la première partie de la tournée de Richard Pinhas afin de performer[3]

E.P. : Pouvez-vous expliciter le lien entre la performance et la littérature tel qu’il apparaissait à l’aube des années 2000 ?

 

C.D. : Il y avait une vraie scène expérimentale. Les galeries privées, tout comme les institutions, étaient très friandes des retours des avant-gardes, on avait vraiment des lieux à disposition. Nous appelions soirée-performance des soirées qui mêlaient autant de la musique expérimentale avec une guitare à percer le tympan, que des poètes venus lire. Mais comme les écrivains passaient entre des formes sonores spectaculaires ou des actions de Julien Blaine – héritier de Fluxus – qui avait les pieds dans des poulets morts, il fallait que nous trouvions une identité vocale et/ou visuelle. Anne-James Chaton restait droit et laissait tomber ses feuilles par terre, Christophe Fiat lançait des fumigènes à La Ménagerie de Verre. Ces deux poètes étaient les plus visibles à l’époque. C’est aussi à ce moment là qu’apparaît, en 1995, la nouvelle Revue de littérature générale chez P.O.L d’Olivier Cadiot et Pierre Alferi (auteurs très importants sur l’art poétique et la réactivation des avant-gardes. L’appellation lecture musicale n’existait pas encore, tout n’était qu’extension de performance. On disait donc performer le texte car on ne le déclamait pas comme le faisait une comédienne. Charles Pennequin vociférait ses textes. Nous étions avec des gens qui faisaient de la poésie action, comme Julien Blaine et les membres de la revue BoXoN tenue par Julien d’Abrigeon. Nous regroupions cet ensemble hétéroclite sous le terme générique de « performance ». Bien entendu, nous sommes loin de ce qui se comprend aujourd’hui par la performance, héritière, par exemple, de l’école viennoise. Avec le recul, nous pourrions avoir la sensation que ce que nous faisions était outrancier, mais à l’époque, je me rattrapais dans le sens où – comme j’avais conscience que je ne mettais pas mon corps en jeu – je ne refaisais jamais la même chose. Par conséquent, cela nécessitait beaucoup de travail. Il fallait toujours écrire quelque chose d’inédit, en s’adaptant constamment au lieu et au public. Très vite, j’ai compris qu’il y avait une histoire de la performance et des avant-gardes, je me suis alors interrogée sur ma pratique : il fallait que je fasse un travail sur la voix. 

 

E.P. : Il y a plusieurs cycles importants dans votre travail de performance, nous allons y revenir afin de vous entendre sur chacun. Mais, d’abord, pouvez-vous définir le mot « cycle » que vous employez ?

 

C.D. : Les cycles sont des chantiers comprenant, d’abord, la phase de work in progress qui va devenir un livre, ensuite, le livre en tant que tel, et enfin, les extensions du livre. Le cycle englobe des performances et des interventions, qu’elles soient ou non publiées en revue. Par exemple, le cycle Corpus Simsi avait donné lieu à deux déclinaisons, une première pour Le Monde et une seconde pour Epok (l’ancien magazine de la Fnac). Je numérotais mes interventions sur Les Sims en mimant le codage numérique tel que 0.1, 1.3, etc.

 

E.P. : Votre premier cycle est Corpus Simsi. Élaboré de 2002 à 2004, il se compose de la publication en 2003 du livre Corpus Simsi. Incarnation virtuellement temporaire, de diverses parutions de textes courts, d’un blog, d’un site web, du thème musical « Water Lilith », ainsi que d’une série de performances mêlant jeu vidéo et musique. Comme peu de traces ont été conservées sur ces performances, pouvez-vous expliquer, dans un premier temps, quel était le sujet de ce cycle (en éclaircissant la présence du jeu vidéo) et, dans un second temps, en quoi consistaient les performances ?

 

C.D. : J’avais un site internet avant Corpus Simsi, que Tony Lesterlin avait réalisé, c’était très sommaire. Je l’ai amélioré une fois que j’avais davantage de contenu. J’ai réalisé beaucoup de performances pour Corpus Simsi. Le dispositif était relativement simple : j’étais à un bureau sur scène, derrière moi il y avait l’écran géant, j’avais mon avatar dans le jeu et je détenais diverses parcelles. J’avais un quartier pré-composé. Pour une des performances, celle à La Cigale (illustration n°1 [4]), je commençais avec de la musique et cette image (illustration n°2 [5]). 

Ensuite, je faisais la configuration du personnage (illustration n°3[6]). Je choisissais l’allure de mon avatar (tête, habits, etc.). Puis j’écrivais, en direct, dans l’onglet « biographie de Chloé Delaume » : « Je m’appelle Chloé Delaume, je suis un personnage de fiction ». Les choix de tenues étaient ceux là (illustration n°4[7]), je pouvais les varier, la sélection fonctionnait bien avec le public.

J’étais toujours habillée comme le personnage dans sa première configuration et je racontais des narrations dans le micro. Il y avait par exemple la mort de Frédéric Beigbeder (illustrations n°5 et 6 [9][10]) : j’enlevais l’échelle de la piscine[8], il se noyait ou alors je l’électrocutais, je pouvais le tuer plusieurs fois.

Là, Philipe Sollers apparaissait (illustration n°7[12]). Lorsque Frédéric Beigbeder mourrait, Philippe Sollers entreprenait une action qui consistait à se laver les mains. La narration portait sur la République Bananière des Lettres[11].

E.P. : Pourquoi la musique était-elle si importante ?

 

C.D. : Au départ, Corpus Simsi était agrémenté de musiques de jeux vidéo que je compilais (que ce soient celles de Zelda ou de Tomb Raider). Les premières performances utilisaient des musiques connues et des boucles que des amis avaient réalisées pour moi. Très vite, je me suis associée à des musiciens après mes expérimentations personnelles. Le son était très important à partir du moment où l’on faisait des extensions du livre et qu’il n’y avait pas de mise en danger du corps. Chaque performance était conçue selon un dispositif frontal, une dialectique scène/salle. On ne faisait pas spectacle, on ne faisait pas du divertissement culturel, on ne jouait donc pas le texte mais on le performait. Le terme « performance » s’imposait en opposition à la culture théâtrale[13]. Mais je n’ai jamais vociféré à la façon d’Artaud. Il y avait un rapport au genre également : les hommes vociféraient et les femmes chuchotaient, elles travaillaient les variations de voix en alternant murmures et voix qui portent.

 

E.P. : Vous rappelez-vous du nombre de performances et des lieux où vous vous produisiez lors du cycle Corpus Simsi ?

C.D. : J’étais intervenue en 2002 à l’Auditorium de Stains pour la version béta, à la soirée Chronic’Organic à La Cigale, deux fois au Pulp, une fois à La Ménagerie de Verre, à Paris, une fois à Montevido, à Marseille, d’autres encore avec Dorine_Muraille. La promotion du livre était également accompagnée de plusieurs performances. Au total, il y a dû y avoir une dizaine de performances constituant le cycle Corpus Simsi.

 

E.P. : Ont-elles été filmées, photographiées ? Si non, pourquoi cette quasi-absence d’archives ?

C.D. : Il n’y a eu que celle à La Cigale qui fut filmée mais l’archive n’existe plus. L’absence d’archives était due à plusieurs choses. Tout d’abord, contrairement à certains autres praticiens je n’étais pas suivie par un proche qui était photographe. Pour ma part, je n’étais vraiment pas dans ce rapport au spectacle, je voulais provoquer une conscience politique et non faire de l’image. Politiquement, j’étais aussi plus rigide sur ces questions-là que maintenant. Par ailleurs, il y avait le fait que la performance se comprenait dans son aspect éphémère : la non-présence exigeait que la performance ne soit pas vue, ça faisait partie du jeu. En y repensant, il y a quelque chose d’élitiste dans cette manière de fonctionner mais, si on recontextualise, à l’époque, il n’y avait pas Youtube, les téléphones ne filmaient pas, etc. Donc, pour vouloir une archive il fallait la demander, contrairement à aujourd’hui. Seules les personnes dotées d’un certain égo pensaient à s’archiver. À la fin de ma vingtaine, je n’étais pas du tout dans cette dynamique de l’injonction à l’image de soi. Les lieux n’étaient pas tous pourvus de caméras, loin de là. Maintenant, c’est différent.

 

E.P. : Vous jouiez de manière personnelle au jeu Les Sims. Avec ce cycle, vous n’effectuez donc pas seulement une sortie de la littérature hors du livre, vous expérimentez également un prolongement du jeu vidéo, en dehors de son cadre et jusqu’à la scène. Racontez-nous les processus de dépassement que vous interrogez et donnez à voir/expérimenter.

 

C.D. : Le but du jeu était de faire une hybridation entre la littérature et la pop culture, et donc la littérature et le jeu vidéo en m’utilisant comme médium. Le personnage de fiction devient un alliage entre deux genres alors réputés être totalement incompatibles.

 

E.P. : Votre avatar pouvait être téléchargé et joué par d’autres joueurs. Là encore, on a affaire à un prolongement, voire à une méta-performance. En quelque sorte, vous questionnez – par vos processus de détournement et de sortie de l’objet – le médium que vous utilisez finalement.

 

C.D. : Tout à fait. Je recevais des captures d’écran, pas énormément (environ une vingtaine) et les actions étaient très souvent les mêmes : les joueurs étant jeunes (généralement adolescents ou jeunes adultes), l’imaginaire s’arrêtait très souvent à simuler l’acte sexuel dans le lit magique[14] des Sims. Mon avatar était dans leur univers, mais les joueurs étant majoritairement des hommes, on se retrouvait avec des scènes de stéréotypes de genre et d’âge. Il faut dire qu’à l’époque, mon lectorat était différent de maintenant. Aujourd’hui, ce sont majoritairement des femmes qui me lisent, auparavant mes lecteurs étaient mixtes.

 

E.P. : En 2005, se met en place un deuxième cycle : J’habite dans la télévision. Il se compose d’un ouvrage du même nom, d’expérimentations sonores, de la publication d’articles ainsi que de la chronique « Vu à la télévision » dont vous vous occupiez dans Le Matricule des Anges. Pouvez-vous expliquer la consigne que vous vous étiez donnée ?

 

C.D. : Je m’étais imposé vingt-deux mois de télévision du lever au coucher avec un maximum de programmes de téléréalité.

 

E.P. : Pourquoi avoir choisi cette temporalité ?

 

C.D. : Parce qu’il y a vingt-deux mois dans l’Apocalypse.

 

E.P. : J’habite dans la télévision est une double performance finalement, celle à domicile et celle publique. Pouvez-vous les détailler et énumérer le nombre de performances publiques réalisées ?

 

C.D. : La performance publique a commencé avant la performance à domicile. Il y avait une version de lancement du protocole, elle était présentée comme un work in progress. J’étais intervenue à Paris, Lyon (au festival des subsistances), Marseille (au Théâtre de la Criée), au Théâtre d’Auxerre (là où la captation sonore a été faite), il y a eu plusieurs performances de J’habite dans la télévision, j’en ai fait pendant un an. J’étais allée au Festival de Manosque, au Lieu unique à Nantes, au Pulp et au Trianon à Paris. J’étais intervenue dans diverses galeries aussi, et puis quand j’étais invitée en librairie au lieu de faire des lectures voix sèche, je performais. Il y en a eu environ dix-sept, une petite vingtaine de performances réalisées sur J’habite dans la télévision. Elles commençaient toujours de la même façon : « Vous n’êtes pas ici par hasard. Le hasard n’existe jamais, un jour prochain vous comprendrez. Je ne sais pas qui vous êtes ni pourquoi vous êtes là. Encore moins si vous resterez ici, entre ces lignes. Ou si vous êtes déjà partis. Je ne sais pas grand-chose et encore moins sur vous mais ce dont je suis certaine c’est que vous êtes capables de recevoir des informations. Des informations du réel. Du réel de là où je suis[15] ». Comme je m’enfermais chez moi, j’étais heureuse de sortir performer. Il y avait la Galerie Mycroft, à Paris, j’y faisais des soirées une fois par mois, j’avais une carte blanche. Chaque performance se terminait sur une voix masculine inaudible qu’on ne comprenait qu’après coup et qui disait : « ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».

 

E.P. : J’aimerais vous interroger sur ce travail du son qui était partie prenante de votre cycle. Comment réalisiez-vous ces expérimentations ?

 

C.D. : Je faisais mes montages sonores toute seule à domicile, ils devenaient les bandes-sons de mes performances. Toute la performance reposait sur une lutte intime, entre moi et la bande-son. Même si nous étions en 2006, la question de l’archive n’avait pas changé depuis Corpus Simsi. La technologie demeurait un problème.

 

E.P. : Quel est votre rapport à la scène, à l’espace et au public ?

 

C.D. : Au début, la volonté était d’ouvrir un univers, de sortir de la page, de créer une bulle poétique, c’était presque un kidnapping du public. Avec Les Sims, je m’amusais à emmener le public dans le jeu, il y avait cette volonté de les embarquer ailleurs et d’avoir un rapport immersif. Par la suite, avec J’habite dans la télévision, j’ai voulu être dans une forme plus agressive. Je souhaitais que le public sorte de là avec les oreilles en sang. Il se faisait engueuler pendant toute la performance.

 

E.P. : Pourquoi cette volonté de maltraiter le public ?

 

C.D. : Parce qu’il était venu se divertir auprès d’un objet culturel. Donc, il en avait pour son argent. J’avais la petite trentaine à ce moment-là. C’est comme si j’étais dans une agression absolue avec J’habite dans la télévision, tandis qu’avec Le Parti du Cercle – nous y reviendrons plus tard – je suis dans l’embrassement, dans la guérison collective. Finalement, performer signifie endosser le rôle de poète dans la cité. Lorsque je crée des livres, je suis dans une forme laboratoire, j’expérimente, je fais pour faire, je ne pense pas aux lecteurs quand j’écris des livres, je suis dans l’esthétique pure alors que la performance naît dans le politique. D’où le fait qu’avec Corpus Simsi, je posais la question : « qui vous joue ? ». On était chez Guy Debord évidemment[16]. Avec J’habite dans la télévision le propos était de critiquer la phrase de Patrick Le Lay : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». L’idée d’avoir un public à maltraiter me plaisait bien. Il fallait que ce soit une expérience. Avec la performance – qu’elle soit une lecture voix sèche ou une lecture musicale – nous étions dans la transmission ou l’extension d’une œuvre littéraire. Le spectateur devait vivre une expérience sensorielle. Alors que dans Le Cri du sablier, la syntaxe est écchymosée comme le corps de l’enfant, dans J’habite dans la télévision, je voulais que les tympans du spectateur soient dans le même état que leurs pauvres neurotransmetteurs bousillés par les images diffusées par TF1. Mon intention se comprenait via le dispositif.

 

E.P. : En dehors des cycles, il y a ce que vous appelez les one shots. Quels étaient-ils ?

 

C.D. : Les one shots ont commencé relativement tôt. Dès 2003, avec Dorine_Muraille, à Avignon, nous performons Le Syndrome de la Fée Clochette. Mais c’est surtout après J’habite dans la télévision que j’en ai fait plusieurs. Il y a eu un hommage à Boris Vian, avec Joëlle Léandre, une contrebassiste, en 2007 dans l’espace Boris Vian, à Paris. Après il y a eu La Nuit je suis Buffy Summers, chez Mycroft, aussi à Paris. Ensuite, nous arrivons à Dans ma maison sous terre qui se composait d’un livre, d’une B.O. et de performances. Avec Aurélie Sfez, nous avons fait des performances à Paris et Charleroi, environ trois ou quatre. En 2010, il y a eu la performance avec Yoan Romano, Je suis le 21, à la Fondation Ricard, à Paris. J’ai ensuite fait un autre one shot, Ainsi serez-vous avec Maxime Bernard, à l’espace culturel Louis Vuitton, aussi à Paris, un autre avec le groupe de musique The Penelopes, Derrière les tombes, à la Villa Arson à Nice. Par la suite, nous en venons à une performance qui préfigure Le Parti du Cercle. Dès l’hiver 2011, j’ai une performance qui s’appelle Waterlilith avec Sophie Couronne que je fais tourner cette année-là au centre Pompidou, au festival Manifesten et au Centre Montevidéo. C’est Messalina, dicit avec Gilbert Nouno au festival Actoral[17] et le personnage de La Sybille qui se développera pendant les performances du Parti du Cercle et se retrouvera dans l’ouvrage Les Sorcières de la République. Viendra le moment où je partirai à La Villa Médicis en résidence : Le Parti du Cercle émergera et donnera lieu, en 2016, aux Sorcières de la République.

 

E.P. : Le cycle du Parti du Cercle vient inscrire un triptyque dans votre travail de performance aux côtés des cycles Corpus Simsi et J’habite dans la télévision. Quelle forme prenait-il et quel fond défendait-il ?

 

C.D. : Sur la forme, nous étions dans une performance au sens spectaculaire du terme. Le propos était de faire de la magie dans un espace anti-patriarcal et public. Il s’agissait d’utiliser publiquement le droit de blasphème par une déconstruction (et non par des insultes), en invoquant des divinités femelles. Dans le même temps, Le Parti du Cercle était une sorte d’étude sociologique puisque des questions étaient posées au public, auxquelles il répondait par écrit. D’ailleurs, j’ai longtemps gardé les papiers, je les ai un peu utilisés dans Les Sorcières de la République lorsque j’écrivais que la Sybille faisait des récoltes. Les participant.e.s pouvaient me confier le mot dont ils voulaient se libérer et l’on performait ensuite un rituel de désenvoûtement. Avec le temps, les intentions étaient de plus en plus bienveillantes. Les photographies sur mon site[18] montrent différents lieux : il y a la chapelle de la miséricorde, à Metz, où l’on me voit derrière le Podium Médicis de Delphine Coindet (illustration n°8[19]).

Mes performances avaient été créées

pour essayer une forme de politique autre.

La performance qui a été la plus spectaculaire était Bosco Veritas : on était douze, le public suivait, on déambulait dans les jardins de la Villa Médicis. Celle qui a suscité le plus de peur était Strenga Misericordia, je faisais un appel à la déesse Némésis, donc j’influençais les gens pour qu’ils se vengent, je faisais monter la tension. C’était une jauge relativement petite, nous étions dix-sept ou dix-huit (pas plus, pour des raisons de sécurité), nous nous tenions debout, je fixais les participant.e.s dans les yeux, je leur demandais de les fermer. Dans Le Parti du Cercle, j’incarnais la Sybille ; nous étions vraiment sur un terrain magico-politique (et non pas dystopique). Lors de la résidence à Metz, je tirais les cartes au public, j’étais dans un rôle de cartomancienne, cela faisait partie de mes activités. Plus tard, à Grenoble, en 2019, il y a eu toutes les veillées également. Le Parti du Cercle s’achève avec la publication des Sorcières de la République.

 

E.P. : Ces performances engageaient le public, comment jouiez-vous ensemble à travers cette forme participative ?

 

C.D. : Le public pouvait incarner un personnage. Il arrivait également qu’il se confie sur des choses intimes ou qu’il fasse un vœu. Il fallait faire attention pour que les choses ne dérivent pas de manière tendancieuse.

 

E.P. : Vous avez fait appel à plusieurs collaborations, quelles étaient-elles et pourquoi ?

 

C.D. : Je voulais faire du beau, après J’habite dans la télévision j’avais compris : il me fallait des personnes qui soient en capacité de faire des choses angoissantes, esthétiques, des gens qui puissent créer des atmosphères.

 

E.P. : Il y a eu Sophie Couronne pour les musiques. Est-il encore possible de les écouter ?

 

C.D. : J’ai beaucoup travaillé avec Sophie Couronne. Je m’étais également entourée de Juan Pablo Carreno, Magik Malik et Gilbert Nouno, entre autres. Mais nous n’avons plus les musiques, nous étions dans l’expérimental. Le Cœur synthétique, dans sa version scénique, était composé par Patrick Bouvet et Eric Elvis Simonet (compositeurs de l’album Les Fabuleuses mésaventures d’une héroïne contemporaine). Depuis deux ans je travaille avec Benoist Este Bouvot.

 

E.P. : Étaient-ce les designers François Alary et Ophélie Klere du collectif Dévastée – avec qui vous avez effectué plusieurs collaborations – qui avaient créé les costumes, les décors ainsi que la mise en scène ?

 

C.D. : Tout à fait. D’ailleurs, sur cette photographie (illustration n°9[20]), je porte le kimono que Dévastée m’a réalisé.

E.P. : Y avait-il un travail d’écriture en amont pour les performances du Parti du Cercle, qui n’a pas donné lieu à publication ?

 

C.D. : Oui, quatre-vingt-dix pour cent des performances étaient écrites. L’introduction commençait sur les éléments. Je convoquais l’eau, l’air, le feu. Après, je jouais avec l’almanach de la sorcière, je regardais quel jour on était, dans quelle phase se trouvait la lune, le signe astrologique qui était lié, etc. Il y avait un questionnement de localisation symbolique. Lorsque j’intervenais à Lyon, dans les arènes gallo-romaines de Sainte-Blandine (qui fut dévorée par les lions), je ne pouvais pas raconter la même chose que lorsque j’étais dans les jardins de la Villa Médicis, ou encore dans une petite chapelle. Chaque performance, donc, se devait d’être inédite, mais je n’ai plus les textes. Le Parti du Cercle avait donné lieu à de nombreuses performances : à chaque solstice, chaque équinoxe ainsi que certains soirs de pleine lune (que ce soit à la Maison de la Poésie ou au festival Littérature etc.). Avec les lieux qui m’invitaient, nous choisissions les dates de performances en fonction de leur symbolique. Si c’était en plein air, il fallait que ce soit la pleine lune.

E.P. : Quel est le souvenir le plus marquant par rapport aux performances du Parti du Cercle ?

 

C.D. : La première, le dépouillement, la magie opérait car nous étions dans des jeux de rôles grandeur nature, dans de l’autofiction collective. Nous savons que la fiction collective est contaminante mais avec ces performances-là, les gens confiaient les secrets de leur âme (un peu comme auprès d’une cartomancienne ou d’une voyante qui va avoir accès à de vrais secrets, parce qu’on les lui dit). La première performance, à la Villa Médicis, était scénographiée par de grandes jarres au milieu d’un pentacle dessiné par des bougies chauffe-plat (visuellement c’était très beau, dans l’atelier du bosco), il convenait d’écrire sur un petit bout de parchemin. La consigne était : « Écrivez ce que veut votre cœur ». Je me rappelle qu’un pensionnaire s’est excusé de ne pas participer pour des raisons religieuses (il était catholique et mes rituels jouaient avec le polythéisme), ce qui prouve qu’il se passait vraiment quelque chose, nous n’étions pas seulement dans de la décoration, il y avait une dimension liée à la magie. Lorsque j’ai dépouillé, j’ai reconnu des problématiques propres à certain.e.s pensionnaires de La Villa Médicis qui participaient. Cela m’a rappelé le catéchisme quand on ouvrait les prières : chacun écrivait sa prière, on les mélangeait et une personne les lisait. Le secret des cœurs est également ouvert au micro-collectif. Dedans, il y avait autant « Faites que mon amour me revienne » que « Faites que telle personne soit protégée ». Mais, une personne a aussi écrit : « Je souhaite que la Palestine soit libre ». Il venait du public (pas des pensionnaires de La Villa). C’était très beau, très incongru, complètement en dehors des préoccupations que l’on retrouve en divination (qui sont l’amour et la santé). D’un coup, il y avait du politique frontal. Mes performances avaient été créées pour essayer une forme de politique autre. Je travaillais avec le personnage de Messaline : figure éminemment politique, qui utilise la sexualité comme une arme anti-patriarcale pour accéder au divin. C’était une femme libre[21].

Finalement, performer signifie endosser le rôle de poète dans la cité.

E.P. : Comme vous incarniez le personnage de la Sybille lors de vos performances, je me demandais si c’était également vous que l’on retrouve sous les traits du personnage dans Les Sorcières de la République ?

 

C.D. : Dans l’ouvrage, la Sybille fait de l’autofiction, elle explique qu’elle voulait être artiste-interprète mais qu’on ne fait pas toujours ce qu’on veut, donc oui tout à fait : la Sybille est l’un de mes doubles.

 

E.P. : Dans quelle mesure l’écriture du personnage de la Sybille s’est élaborée durant les performances ?

 

C.D. : C’est évolutif, le personnage s’est affiné avec l’écriture du livre. Dans Les Sorcières de la République, la Sybille raconte qu’elle a fait croire qu’elle était artiste-performeuse. Les performances du Parti du Cercle sont vraiment de l’autofiction collective, d’un point de vue théorique c’est intéressant.

 

E.P. : Oui, tout à fait. D’ailleurs on relève une influence de la performance sur l’écriture dans ce cycle, influence qu’on ne retrouve pas dans d’autres textes. Continuons d’avancer dans le temps. En 2019, les performances de verbothérapie font suite à celles du Parti du Cercle. En quoi consistaient ces performances ?

 

C.D. : À Grenoble, j’étais artiste associée, je travaillais sur l’onirisme et j’ai développé la verbothérapie autour de la notion de rêve, au sens d’espoir. Les participant.e.s étaient en cercle dans un dispositif immuable : toujours en rond, installés en un ou deux cercles en fonction du nombre, ils reposaient dans des transats, j’étais au milieu. Je pouvais avoir une à trois assistantes dans la salle : une à l’intérieur et une à l’extérieur du cercle. Nous réalisions majoritairement des séances à douze (pour la symbolique du nombre) et d’autres où nous sommes allés jusqu’à vingt. Je faisais des détournements techniques de l’hypnose. La première fois, à l’espace Louis Vuitton, j’expérimentais la visualisation en disant par exemple : « Rappelez-vous de votre premier baiser… puis de votre dernier baiser… », et là, les célibataires avaient envie de pleurer. Je me rappelle que, lors d’une performance, le terme « orange » était apparu dans une phrase : j’avais alors mentionné le nombre de suicidés à France Telecom. Je demandais au public de me confier les mots qui l’emprisonnaient.

 

E.P. : Quelle est votre pratique de la performance aujourd’hui ?

 

C.D. : Je n’utilise plus le terme « performance » maintenant, je parle de « lecture musicale ». Aujourd’hui, par exemple, je travaille avec Benoît Esté Bouvot sur Lilith et son histoire. Le texte est presque joué : la voix est performée, le ton est posé et la musique a une importance primordiale. L’introduction fait quatre minutes, ce qui est beaucoup pour une représentation scénique ; ça instaure une ambiance, on est dans le spectacle vivant. C’est tout ce que je ne voulais pas faire il y a vingt ans, mais comme je suis passée par les autres phases avant, je m’y retrouve.

 

E.P. : Avez-vous prévu pour l’avenir de (re)faire des lectures performées plus plastiques, théâtrales, musicales, littéraires ?

 

C.D. : Tout d’abord, mon prochain ouvrage, Pauvre folle (à paraître en septembre 2023 au Seuil), aura une version scénique accompagnée par le groupe The Penelopes. C’est une histoire de double. Dans le roman, le personnage principal, Clothilde Mélisse, enregistre un album avec Ulysse et Télémaque. Des paroles de chansons dans un passage du livre se retrouvent dans l’album qui s’appellera Elle et Lui. L’univers du livre se retrouve dans la bande-son. Ensuite, je développe un nouveau cycle de travail autours des mythologies féminines et du féminisme. Après Lilith développée en performance avec mon musicien, je vais en parallèle travailler en duo avec Wendy Delorme, Lydie Salvayre et Perrine Le Querrec sur des grandes figures (Médée, Artémis, Héra), cela donnera lieu à des performances et des petits livres.

[1] Sorti en 2000, Les Sims est un jeu vidéo de réalité virtuelle dont le but est de créer un avatar, de lui construire une maison et de lui faire mener la vie que l’on souhaite jouer.

[2] Néologisme forgé par l’autrice, la verbothérapie permet aux personnes de trouver un champ discursif qui leur est propre.

[3] Cf. sur ce lien un extrait de la performance : https://bit.ly/3OgjGxb.

[4] Illustration n°1 : Photographie extraite du site de Chloé Delaume : https://chloedelaume.net/?page_id=3041

[5] Illustration n°2 : Chloé Delaume, Corpus Simsi. Incarnation virtuellement temporaire, Paris : Léo Scheer, p. 8.

[6] Illustration n° 3 : Chloé Delaume, Corpus Simsi, op. cit., p. 14.

[7] Illustration n°4 : Chloé Delaume, Corpus Simsi, op. cit., p. 16-17.

[8] Dans les premières versions du jeu, une des manières possibles de tuer l’avatar était de le placer dans une piscine et de retirer ensuite l’échelle pour que celui-ci se noie, le jeu n’étant pas programmé pour que le personnage puisse sortir de la piscine sans échelle.

[9] Illustration n°5 : Chloé Delaume, Corpus Simsi, op. cit., p. 109.

[10] Illustration n° 6 : Chloé Delaume, Corpus Simsi, op. cit., p. 110.

[11] Chloé Delaume désigne le milieu éditorial sous ce syntagme.

[12] Illustration n° 7 : Chloé Delaume, Corpus Simsi, op. cit., p. 111.

[13] Chloé Delaume faisait partie du collectif Tiqqun héritier de Guy Debord. Cf. Tiqqun, Organe conscient du Parti Imaginaire, tome 1, Exercices de Métaphysique Critique, auto-édition, 1999 ; Tiqqun, Organe de liaison au sein du Parti Imaginaire, tome 2, Zone d’Opacité Offensive, Paris : Les Belles-Lettres, 2001 ; Guy Debord, La société du spectacle, Paris : Buchet-Chastel, 1967.

[14] L’autrice se réfère au « Lit-cœur Vibromatic », seule manière, dans la première version du jeu, de permettre aux personnages jouables d’avoir des relations sexuelles.

[15] Chloé Delaume, J’habite dans la télévision, Paris : Gallimard, 2006, p. 9.

[16] Voir Guy Debord, La Société du spectacle, Paris : Buchet-Chastel, 1967.

[17] Cf. https://vimeo.com/60948721

[18] Cf. http://chloedelaume.net/?page_id=3207

[19] Illustration n°8 : Photographie extraite du site de Chloé Delaume : http://chloedelaume.net/?page_id=3207

[20] Illustration n°9 : Photographie extraite du site de Chloé Delaume : http://chloedelaume.net/?page_id=3207

[21] Illustration n°10 : Photographie extraite du site de Chloé Delaume : http://chloedelaume.net/?page_id=3207

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