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« “L’heure difficile” dans la correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès »

 

- Sandrine Hylari

 

« J’écris ton nom dans la nuit, Maria chérie »

(Mardi 13 [septembre 1949], Soir[1])

 

 

Introduction

 

          Le principal sujet abordé par les épistolier.e.s dans une correspondance est bien souvent la correspondance elle-même, comme le souligne Gérard Ferreyrolles : « on peut avancer qu’il est un thème commun à toutes ces lettres dont les thèmes se diversifient presque à l’infini : celui de la lettre elle-même » (Ferreyrolles, 15). La lettre parole de soi, des conditions de sa production et de son envoi, de son cheminement, puis de sa réception tant attendue. Parmi ces préoccupations et remarques concrètes, se pose la question du temps qui structure toute correspondance, surtout lorsque celle-ci s’inscrit dans la durée. Comme l’écrit l’historienne Cécile Dauphin à propos des correspondances familiales, « le temps est en effet mis en scène à différents titres » (Dauphin, 27). Les indications temporelles, quand elles sont précisées, ne sont pas de pures formes, car les heures d’écriture conditionnent le discours et déterminent le contenu et le style des lettres. On voit la forte détermination du moment choisi pour écrire, qui va jusqu’à changer le message et en brouiller le contenu, car dans l’échange épistolaire « les références au temps et à l’espace viennent structurer le récit, en orienter la signification et en conditionner l’efficacité. Elles appartiennent à la topique épistolaire, mais sont appropriées différemment par les épistoliers » (Dauphin, Poublan para. 6). Le corpus qui nous intéresse ici, à savoir les huit cent soixante-cinq lettres échangées entre Albert Camus et Maria Casarès pendant plus de quinze ans, illustre cette temporalité de l’écrit. En effet, suivant le moment où les deux amant.e.s s’écrivent, l’expression des sentiments et du désir change d’intensité et parfois de nature, et surgissent, dans leur écriture du soir, les pensées les plus sombres et les plus irrationnelles. Il s’agira donc de montrer la place privilégiée de ces deux catégories temporelles intenses et ambivalentes que sont le soir et la nuit dans cette correspondance amoureuse et quelles fonctions elles remplissent pour les deux épistolier.e.s. La richesse symbolique de ces deux topoï leur permet en effet d’exprimer une angoisse profonde et existentielle mais aussi l’effervescence de la création ainsi que l’amour, le désir, la plénitude.

 

 

I. Des heures d’angoisse douloureuse

 

          Gilbert Durand, dans le chapitre des Structures anthropologiques de l’imaginaire consacré aux symboles nyctomorphes, évoque longuement l’angoisse de la tombée du jour qui selon lui « a toujours mis l’âme humaine dans cette situation morale » (Durand, 76). Cette heure si particulière qui, pour citer l’expression populaire, se situe « entre chien et loup » ou « entre oui et non[2] », pour reprendre le titre de l’essai de Camus, semble annoncer la venue de la mort. C’est « l’heure terrible, celle où la nuit tombe, glacée » (406[3]). Le soir et la nuit sont dans cette correspondance des moments associés à un sentiment d’angoisse, tout particulièrement pour Camus qui souffre d’une dépression chronique, qu’il désigne à trois reprises[4] par l’expression « l’heure difficile ». D’autres adjectifs permettent de qualifier ce moment particulier de la journée, comme dans la lettre du 23 mai 1950 : « Le soir tombe. C’est encore l’heure oblique. Bientôt ce sera l’heure terrible » (566). Ce sentiment d’« affreuse tristesse » (63) est récurrent, quel que soit le lieu où se trouve l’écrivain, révélant ainsi son doute existentiel qui semble se réveiller en début de soirée : « Le soir tombe maintenant. C’est l’heure où j’aperçois que je ne suis pas heureux, que j’ai encore toute une longue pente à remonter, un monde à vaincre » (545). Cette angoisse le frappe également lorsqu’il est en Algérie, sa terre natale pourtant associée souvent à une nostalgie heureuse : « Le soir est tombé en effet. Ici comme partout, c’est pour moi l’heure difficile » (893). Certains fragments non rédigés du Premier Homme qui évoquent eux aussi ce sentiment très fort, parfois dans les mêmes termes, permettent de mieux le saisir. Un de ces fragments précise la portée ontologique et philosophique de cette heure particulière :

 

L’angoisse en Afrique quand le soir rapide descend sur la mer ou sur les hauts plateaux ou sur les montagnes tourmentées – C’est l’angoisse du sacré, l’effroi devant l’éternité. La même qui, à Delphes, où le soir produisant le même effet, a fait surgir des temples – Mais sur la terre d’Afrique les temples sont détruits, et il ne reste que ce poids immense sur le cœur (Camus OC-IV, 943)

 

Ce passage souligne la particularité de la tombée très rapide du soir sur le continent africain et livre une des origines de l’angoisse chez Camus. Il permet de mesurer la dimension universelle et métaphysique de celle-ci. Un deuxième fragment très proche établit cette fois une comparaison avec la tombée du jour en Europe, qui reproduit un phénomène identique : « À la fin des journées quelquefois devant ces crépuscules d’Europe où le ciel crève comme une plaie malsaine et répand ses ombres et ses souillures, [j’ai toujours trouvé cette heure difficile add.], il m’arrive de fermer les yeux et d’attendre » (Camus OC-IV, 963-964). L’idée d’angoisse existentielle, qui pousse l’être humain à regarder vers les cieux lorsque la nuit tombe et à ériger des temples pour la conjurer, se double ici d’un sentiment plus historique, qui évoque la thèse soutenue par l’écrivain dans « L’Exil d’Hélène » : l’Europe a exilé la beauté, contrairement aux Grecs qui « ont pris les armes pour elle » (Camus, OC-III 597). Cette heure « difficile », qui ajoute à une angoisse personnelle et à une crise intime un sentiment humain de solitude face au ciel et de rejet face à la modernité, est décrite dans cet essai :   

 

Certains soirs, sur la mer, au pied des montagnes, la nuit tombe sur la courbe parfaite d'une petite baie et, des eaux silencieuses, monte alors une plénitude angoissée. On peut comprendre en ces lieux que si les Grecs ont touché au désespoir, c'est toujours à travers la beauté, et ce qu'elle a d'oppressant. Dans ce malheur doré, la tragédie culmine. Notre temps, au contraire, a nourri son désespoir dans la laideur et dans les convulsions. C'est pourquoi l'Europe serait ignoble, si la douleur pouvait jamais l'être. (Camus, OC-III, 597)

 

Toutefois, cette heure particulière et « terrible » peut dans certains lieux s’adoucir ou révéler sa beauté. Ce sont des lieux qui pour Camus rappellent la Grèce, comme l’Algérie, et permettent de transcender cette angoisse, sans toutefois l’ôter : « Cette heure du soir si difficile, je me souviens de sa grandeur sur les plages d’Algérie » (Camus, OC-IV 963). C’est aussi le cas en Provence, où la beauté des soirs est « déchirante » (63). Les mentions récurrentes à « l’heure difficile » mettent donc en valeur une anxiété profonde et une facette nocturne[5] de la personnalité de Camus, tout en renvoyant à une pensée philosophique qui traverse son œuvre. Qu’en est-il de sa correspondante ?

Casarès, répondant peut-être en partie au désarroi de son amant, exprime, elle aussi, une angoisse du soir. Mais elle la formule de manière moins récurrente et plus pragmatique. Son angoisse en effet n’est pas reliée, comme chez Camus, à l’idée de la mort et du silence des cieux, mais la comédienne éprouve bien en soirée une lassitude extrême, un sentiment de remise en question qu’elle livre à son amant : « Je ne pourrais pas te dire exactement ce qui, peu à peu, m’a conduite à cette mélasse opaque et poisseuse dans laquelle je me débats ce soir » (279). Ce sentiment est souvent lié à une conjoncture explicite : une mauvaise journée, une inquiétude précise, ou une absence de lettres. En février 1950, Casarès souligne l’absurdité de cette écriture tardive qui ne vise qu’à ressasser l’angoisse de manière stérile :

 

Alors je me suis mise à en juger par moi-même et quand j’ai pensé à quelques-unes de mes lettres écrites le soir, dans la fatigue, dans l’ennui, dans le vide, dans une sorte d’irréel, avec le seul but de te dire que j’ai besoin de ta présence et de te laisser deviner que ta présence seule m’apporterait l’énergie nécessaire pour bien t’écrire cette nécessité de toi, à ce moment-là j’ai décidé de nouveau, comme avant ton départ de t’envoyer deux ou trois lettres par semaine – récits brefs de mes journées – et de n’exiger de toi que deux ou trois aussi (299).

 

Ce qui s’avère surtout difficile pour elle, c’est l’absence de son amant lors de ces soirées, et la solitude qui en découle : « Si tu savais comme j’ai de la langueur, de la nostalgie de ta présence et comme je me sens seule ! Ce soir, mon chéri, je voudrais tant pleurer contre toi, avec toi » (98). Ces moments vécus par Camus en famille renvoient explicitement à une vie interdite au couple adultère :

 

Sais-tu ce que cela représente pour un être qui aime et qui meurt d’orgueil et de besoin d’absolu, de rentrer tous les soirs pour imaginer des scènes d’intimité, voire de tendresse, qui se passent ailleurs ? Sais-tu, toi qui pâlis à des souvenirs qui n’en sont plus, ce que c’est pour moi que d’imaginer t’entendre dire : Francine, veux-tu allumer la lampe, s’il te plaît ? (489)

 

La lampe allumée, signe du soir qui tombe, se fait le symbole poétique d’un moment intime et privilégié où les membres du foyer se retrouvent en fin de journée. Casarès, par une simple phrase d’un mari à sa femme, parfaitement anodine, exprime intensément le regret de cette vie à deux qu’ils ne partageront jamais plus que quelques jours ou quelques semaines.

 

          Les soirs d’angoisse peuvent également être liés, dans les expressions de Casarès, au théâtre et à sa vie de comédienne. Lorsqu’elle interprète Dora, le personnage féminin des Justes, de décembre à juillet 1950, Camus est en convalescence dans le Sud de la France, à Cabris, et n’est donc pas présent à ses côtés, même s’il cherche à se convaincre lui-même du contraire grâce à l’utilisation du présent témoignant d’une forme d’immédiateté. C’est précisément la nuit, et l’intimité qu’elle permet, qui les rapprochent :

 

Il fait une nuit tiède et douce, pleine d’étoiles. L’eau gargouille dans le bassin au pied de la maison. Tout est silencieux. Je pense à toi avec douceur, avec gratitude, avec tendresse. Tu joues en ce moment. Non, c’est l’entracte. Enfin, tu es là-bas dans le bruit, l’agitation, la fatigue. Je veille sur toi, mon cher amour. J’attendrai 11 heures pour éteindre et je t’accompagnerai dans le taxi glacé, petite dans mes bras ! Je t’aime. Veille sur toi et sur nous. Je t’attends sans relâche. (211-212)

 

Lors de ces semaines vécues sans l’autre, le seul moyen pour l’actrice de communiquer avec son amant, de partager une intimité, en dehors des lettres et de rares appels téléphoniques, est le jeu théâtral. Elle retrouve Albert, l’homme dont elle est physiquement séparée, dans Camus, le dramaturge, quand elle interprète sa pièce. Juste après leur séparation début janvier 1950, Dora est un rempart contre l’angoisse et la solitude, une confidente – ce qui, en retour, a pour conséquence d’enrichir le jeu de la comédienne et donc le personnage :

 

Lundi soir, mon amour, j’ai passé la fin de ma journée à essayer de rejeter quelque part au fond de moi une énorme boule qui me barrait la gorge jusqu’à l’étouffement. Je n’ai pas éclaté. J’ai tenu ferme. J’ai pensé que tu serais fier de me savoir courageuse et je tenais – « Dora » seule a su tout ce qu’il y avait au fond de moi ; elle en a été enrichie jusqu’au dernier coin de son cœur et de son âme. » (193-194)

 

La fin des représentations de la pièce s’avère d’ailleurs terrible pour elle, car cela accentue la douleur et la solitude, comme si elle devait se séparer une nouvelle fois de son amant : « Oh ! mon cher amour, comme tu me manques, maintenant que je ne peux même plus te retrouver le soir, à travers Dora ! » (Correspondance 646). Maria déplore « [s]es affreuses soirées vides sur les bras », et elle vit cet arrêt des représentations des Justes comme un deuil qui ravive une autre douleur, le décès de son père en février de la même année. Vie privée et vie professionnelle de l’actrice se mêlent pour exprimer là encore une angoisse profonde :

 

Ce soir, ce sera l’heure de la mélancolie. La dernière représentation des Justes. Hier déjà j’en ai senti la nostalgie tout le long du cinquième acte ; aujourd’hui ce sera difficile. Trop de choses ont marqué cette pièce et c’est la première fois que j’aurai à pleurer une « dernière », seule. Hélas, mon amour, je regrette tant mon père ! […] Mais toi, toi ! ne m’oublie pas une minute cette nuit. Accompagne-moi comme tu sais le faire. J’ai toujours considéré les « dernières » comme des petites morts, et celle-là est pour moi un adieu à bien des choses. (641-642)

 

La mélancolie évoquée ici, par le rapprochement avec la mort, peut être vue comme le pendant, dans un autre registre, de « l’heure difficile » pour Camus.

          Le soir est pour les deux amant.e.s signe d’angoisse partagée, et ce sentiment s’accroît quand on entre dans la nuit : plus les lettres sont écrites tardivement, plus elles sont marquées par ce registre de doute et de peur qui se libère totalement, amplifiant parfois jusqu’à la folie les sentiments décrits plus haut. C’est ce que Camus appelle en août 1948 les « pensées de nuit » qui s’opposent aux « pensées du matin », plus lucides. La nuit correspondant à la mise en sommeil de la raison et à l’expression inconsciente, cette écriture nocturne décuple démesurément l’angoisse et la perte de sens comme lorsque Maria répond au reproche d’un Albert jaloux et malade, en voyage au Brésil, qui lui demande pourquoi elle s’écrie « Ô la nuit » dans une lettre :

 

Et je crie « Ô la nuit ! », parce que la nuit il n’y a plus de soleil, plus de travail, plus de bruit, plus personne autour de moi et qu’alors, face à face avec ton absence, je ne peux plus empêcher tout ce que j’ai promené bien enfermé, bien enfoui au fond de moi pendant la journée, de sortir et de voltiger autour de moi dans une sorte de « macumba » effrénée. « Ô la nuit ! » parce que la nuit surtout je me sens épouvantée par ma solitude et mon désir. (133)

 

La souffrance, qui peut rester cachée pendant la journée, éclate dans la solitude de la nuit, comme le souligne le cri répété de Casarès. Ces lettres marquées par une forme de folie sont parfois difficiles à assumer car, comme l’affirme Clément Rosset, « l’acte décisif consiste, on le sait, non à écrire une lettre mais à l’envoyer » (90). Cependant, afin de respecter une promesse, un pacte[6] conclu entre elleux, les deux épistolier.e.s envoient toujours les lettres écrites dans ces moments, même les plus extrêmes : « Je relis ces lignes d’hier soir et j’hésite à te les envoyer ; mais j’ai promis de tout te dire » (443).

          S’il faut tout dire et tout envoyer, c’est bien parce qu’une parcelle de la vérité de l’être aimé repose dans ces moments d’excès, et il faut que l’autre les lise pour y avoir accès. C’est le cas dans la lettre 33, écrite le 24 août 1948, juste après la reprise de leur relation en juin de la même année, après quatre années d’interruption[7]. Camus entame ainsi sa lettre : « Il est tard. Je m’arrête dans mon travail, pressé par le besoin de t’écrire. Trop de choses s’agitent en moi et je voudrais pouvoir te les dire, ce soir, toi devant moi, la nuit à nous, dans une longue conversation » (66). Là encore, le moment de l’écriture est déterminant, au point d’inaugurer solennellement la lettre, et on devine que les révélations mises en valeur ici lui sont capitales puisqu’il parle de son travail et de ses projets à son amante, ce qu’il n’a jamais fait jusque-là. Cela marque une nouvelle étape dans leur relation. Il poursuit en effet ainsi : « Je ne t’ai jamais, ou rarement, parlé de mon travail. Aussi bien, je n’en ai parlé à personne. Personne ne sait exactement ce que je veux faire. Et pourtant j’ai d’immenses projets ». Le lendemain, il ajoute un correctif : « Je relis cette lettre ce matin. Ce sont des pensées de nuit, toujours excessives. Si je te les envoie, c’est pour remplir notre promesse. Mais avec la pensée du matin, plus claire et plus modeste, je vois bien ce que cela signifie » (67). L’écriture nocturne franchit donc certaines limites que peut regretter l’épistolier. Cependant, cette transgression est loin d’être vaine puisqu’elle lui permet d’avouer ce qu’il n’a jamais pu dire ou écrire. Si Camus évoque le désir d’une conversation en face à face, qui aura certainement lieu, c’est bien par lettre qu’il franchit le pas et évoque ce sujet, pour lui, profondément intime et si peu partagé : son œuvre. Ces « pensées de nuit » ont donc, malgré leur folie apparente, un sens que la relecture éclairée et rationnelle du matin permet de mettre en lumière. Cela demande cependant au destinateur de se faire le commentateur de sa propre écriture, et d’opérer un retour sur ce qui a été écrit pendant la nuit. La lettre ne cesse donc de parler d’elle-même, de ses conditions d’énonciation mais également de son interprétation, et de ce qu’elle peut révéler à l’autre.

          Dans ce sens, la correspondance Camus - Casarès est marquée par une dualité profonde, une tension permanente. Ces lettres oscillent entre bonheur et tristesse, néant et fécondité, frustration et plénitude, sagesse et folie. Les soirs et les nuits n’échappent pas à cette ambivalence, et ne sont en effet pas seulement des moments qui réveillent et exacerbent les angoisses : ce sont aussi des heures heureuses et fécondes.

 

 

II. Un temps privilégié pour l’écriture et pour l’amour

 

          Comme nous avons affaire ici à une correspondance d’« amants-artistes » (Kletltz-Drapeau 33), il est important d’évoquer la part du travail de l’écrivain qui a lieu le soir et/ou la nuit. En effet, l’écriture vespérale ou nocturne de Camus ne se limite pas à l’activité épistolaire. Il donne dans ses lettres des détails précis sur son travail littéraire et la genèse de certaines de ses œuvres a lieu le soir ou la nuit, par exemple le futur Premier Homme, dont le plan est établi pour la première fois pendant une insomnie : « Quoi encore pour les faits ? Ah ! la nuit dernière, insomnieuse, je me suis relevé à 4 heures pour travailler. Devine quoi ? au plan de mon futur roman. Ce n’est pas pour demain, naturellement mais c’est un indice » (937). Maria Casarès relève d’ailleurs dans sa réponse l’importance de cette remarque qui date d’octobre 1953, car elle sait ce que représente ce projet pour son amant qui a tant de mal à écrire à cette période, et cherche un nouveau souffle romanesque. Le surgissement nocturne du plan, décrit comme une inspiration soudaine et irrépressible, semble d’ailleurs confirmer la dimension très personnelle de l’œuvre que sera Le Premier Homme. On lit le même type de remarque lors de la genèse de L’Homme révolté, en janvier 1950 : « J’ai mal travaillé aujourd’hui (Vivet[8]). Mais cette nuit, me réveillant, les idées me sont venues, que j’ai notées et qui donnaient une forme plus aiguë à ce que je veux faire. Je me suis rendormi, pensant à toi » (414). Les « pensées de nuit », par leur jaillissement inattendu et la vérité qu’elles dévoilent, sont nécessaires à la création et ne se séparent pas de l’amante, comme dans cet exemple déjà cité où Camus exprime, en pleine nuit, son besoin de lui révéler le contenu de son œuvre, ses projets, ses plans. S’affirme une continuité évidente entre l’écriture épistolaire et l’écriture littéraire : « Il est tard. Je m’arrête dans mon travail, pressé par le besoin de t’écrire. Trop de choses s’agitent en moi et je voudrais pouvoir te les dire, ce soir, toi devant moi, la nuit à nous, dans une longue conversation » (66).

          Le soir est aussi pour l’écrivain un temps de calme et de concentration. On sait à quel point Camus est perturbé dans son travail par toutes les sollicitations personnelles et officielles : la mention à « Vivet » ci-dessus, entre parenthèses, comme une explication lapidaire, en est un exemple, rappelant le personnage de Jonas, qui dans la nouvelle éponyme de L’Exil et le royaume éprouve ces mêmes difficultés. La correspondance confirme que le soir est un moment de travail privilégié et productif pour l’écrivain : Camus achève une première version de La Chute au soir du 11 juillet 1955 et c’est à ce même moment de la journée qu’il peut travailler à l’adaptation des Possédés, l’œuvre de Dostoïevski qu’il « décortique tous les soirs, dans [s]on lit » (943), enfin libéré des contraintes familiales ou sociales.

 

          Pour les mêmes raisons de disponibilité et de liberté, la soirée apparaît également comme un temps privilégié de l’écriture amoureuse : la lettre, et tout particulièrement la lettre intime, doit se frayer une « place », au sens temporel, dans le déroulé du quotidien. La difficulté à trouver du temps pour écrire est particulièrement visible pour la comédienne, car elle enchaîne les activités sur un rythme frénétique et ne peut concrètement se consacrer à sa correspondance que le matin ou le soir. Ce temps privilégié de l’écriture est mis en valeur de manière positive par Maria Casarès, qui commente souvent les conditions dans lesquelles elle produit ses lettres : « Le seul moment agréable de la journée, c’est quand, le soir, couchée, je t’écris ou je lis, quand je suis seule enfin » (230). Elle va même jusqu’à évoquer celles qui auraient pu exister si elle n’avait pas ces occupations, dans une sorte de fantasme de lettre ininterrompue :

 

Si je t’écris lorsque l’envie m’en vient, tu recevras de moi une lettre, au moins, chaque jour, et je n’en compte pas davantage parce que je sais que je ne suis seule et libre que le soir, quand je me retire dans ma chambre. S’il n’en était pas ainsi, comme tout ce que je vois, tout ce que je sens, me porte à toi, et que mon temps, je l’emploie comme le désir m’en vient, je t’écrirais sans arrêt. (45)

 

Le désir d’écrire ne connaît en lui-même aucune restriction temporelle : ce sont les contraintes extérieures qui imposent le rythme de l’échange, et induisent leur contenu. En effet, comme les lettres sont pour elle en majorité écrites le soir, celles-ci se font très naturellement compte-rendu du jour, comme dans un journal. Ces deux écritures de l’intime sont très proches, et se rejoignent notamment par « leur articulation sur le calendrier » (Simonet-Tenant, 234), comme on le voit dans les nombreuses longues lettres de Casarès, fragmentées en plusieurs unités selon le moment de l’énonciation. La lettre peut alors, toujours selon Simonet-Tenant « entrer dans la logique du journal par la fragmentation interne (datée ou ‘heurée’) de l’énonciation d’un même envoi[9] » (Simonet-Tenant, 234). L’épistolière se montre ainsi très précise en restituant son emploi du temps de la journée dans les moindres détails, souhaitant instaurer une sorte de conversation du soir, et réduire la rupture temporelle symbolique que constituerait un report. Ne pas attendre le jour suivant pour partager son vécu donne ainsi l’illusion, malgré la discontinuité inhérente à l’écriture de la lettre[10], d’exister au plus près de l’autre. Parfois, la fatigue l’emporte et oblige l’un ou l’autre à différer l’écriture au matin suivant. Mais dans ce cas un mot rapide le signale, afin de se justifier et ne pas décevoir le correspondant toujours en attente avide de ces récits quotidiens, comme ici pour Camus : « Se coucher à nouveau, avec ce goût amer dans la bouche – te revoir, t’entendre encore, imaginer ta tristesse… Non, je ne t’écrirai pas ce soir » (550).

          Dans un même ordre d’idée, l’écriture du soir accentue l’impression d’intimité et permet un rapprochement physique fictif : « Je suis bouillante au-dedans, au-dehors. Tout brûle, âme, corps, dessus, dessous, cœur, chair, et voici l’alanguissement du soir qui tombe » (611). Par le truchement de la lettre, on termine la journée avec l’être aimé, on s’endort près de lui, et se crée alors une proximité que l’activité et l’écriture diurnes n’autorisent pas : « Jusqu’à aujourd’hui je n’ai écrit que dans mon journal – mais je l’ai fait fidèlement, chaque soir, finissant ainsi la journée près de toi » (115). La rhétorique épistolaire invente un espace et un temps qui lui sont propres, modifiant le réel pour le conformer aux attentes des scripteur.ice.s : les amant.e.s sont réuni.e.s, malgré la distance, par les mots « jusqu’à la nuit plus profonde, celle des corps » (643). Après s’être souhaité rituellement une « bonne nuit[11] », Maria et Albert peuvent demeurer ensemble jusqu’au lendemain, comme le soulignent les nombreux passages où sont évoqués ces moments partagés dans la continuité de l’écriture. Ce rapprochement, à l’inverse, peut se faire par la lecture nocturne des lettres de l’autre. Le 18 février 1951, Maria Casarès raconte l’arrivée tardive d’une lettre de Camus et le moment où elle en a pris connaissance :

 

Elle est arrivée le soir et je ne l’ai eue que la nuit, en rentrant du théâtre. Tremblante, dévastée, j’en ai fait part à Aricie sans tarder. Elle se languissait tellement… Ah ! si tu l’avais vue ! Elle suivait la lecture (la nuit, je lis toujours tes lettres à haute voix, je ne sais pas pourquoi), frémissante, haletante, soudain tout adoucie et offerte, soudain recroquevillée et presque fermée, toujours brûlante et bouleversée. (727)

 

Ce passage nous livre des détails non seulement sur les conditions de réception de la lettre et l’attente fébrile qui la précède, mais aussi sur sa lecture, puisque la comédienne se livre à une véritable mise en voix nocturne des lettres de son amant. L’effet de théâtralisation est accentué par la présence d’un personnage fictif, Aricie, double érotique de Maria, qui assiste à cette lecture en spectatrice mais est désignée ici comme la véritable destinataire de ces lettres.

          La nuit est en effet le temps de l’amour charnel, auquel la lettre cherche à donner corps pendant les longues périodes de séparation. Dans les lettres d’amour, comme l’écrit Barthes, « le langage tremble de désir » (87), et Casarès multiplie points d’exclamation et vocabulaire de la sensualité : « Oh ! Comme tu es là, présent, ce soir, presque contre moi ; et comme tu me manques ! Comme je suis heureuse et triste à la fois ! Comme je me sens comblée et désirante ! Reconnaissante et révoltée ! Je sens !, (sic) je sens ! Je sens ! » (266). La lettre 158 contient le récit d’un rêve érotique fait par Maria la nuit précédente, récit annoncé en fin du fragment écrit l’après-midi, mais raconté dans son intégralité le soir afin d’en mettre en valeur la chute qui justifie ce récit détaillé :

 

Cette nuit, par exemple, nous étions couchés sous une tente. Il faisait chaud et je serrais mes jambes, étendue sur le dos, dans la pénombre. Ton visage. Puis tes mains sur mes genoux. Ton visage sur le mien. Tes yeux lourds. Un vertige. Doucement je laissais mes genoux s’écarter. Tu écrasais ma bouche, mes joues, mes yeux, mon cou, mon ventre. “ Non… toi ! Disais-je… et ton poids sur moi. Déchirée, j’aurais voulu me déchirer davantage.” / Et sais-tu, mon amour ? Ô miracle ! Tout a eu lieu ! Dieu vient en aide aux innocents. (293)

 

Bien sûr, les lettres ne sont qu’un ersatz insatisfaisant et les deux épistolier.e.s se plaignent à l’envi de ces nuits interminables où la promesse écrite ou lue avant de s’endormir n’aboutit à rien qui puisse les combler vraiment. Cependant, grâce à ces lettres écrites ou lues le soir et/ou la nuit, un rapprochement et une intimité amoureuse sont possibles.

 

 

III. Dans la paix de la nuit

 

          La nuit, constamment personnifiée par Camus, peut enfin constituer une source d’apaisement notamment quand elle se confond avec l’amante et fait corps avec elle. L’angoisse se tait momentanément car cette connotation de la nuit est positive : « La nuit était si belle, si vaste, si parfumée qu’on se sentait un cœur grand comme le monde. Et pourtant tu remplissais ce cœur » (81). Casarès revendique d’ailleurs cette association traditionnelle de la femme et de la nuit : « […] je suis femme, il m’est plus facile de vivre dans le brouillard avec l’ombre des choses ; j’aime la nuit et ses mystères » (846). Une fusion profonde s’opère entre la nuit, le cœur de l’écrivain, le cœur du monde et la présence de la femme aimée. Dans certaines lettres, Maria se fait nuit pour Camus, par exemple dans certaines formules de clôture poétiques[12] et métaphoriques : « À bientôt mon éclatante, ma belle nuit, mon armure […] » (837). Gérard Genette, dans une étude consacrée au jour et à la nuit en poésie, analyse les sonorités propres à l’évocation de ces deux éléments. Il montre notamment que le son [i] peut évoquer, par un effet de synesthésie, « une couleur claire ou une impression lumineuse » (35) que l’on n’associe pas de manière spontanée à l’élément nocturne. C’est ce que l’on observe par exemple dans cette phrase finale à la syntaxe très particulière : « Au revoir, chérie, ma petite Maria, au revoir, nuit, je t’embrasse comme je le voudrais » (42). On retrouve la même assonance dans cette promesse de Camus faite en 1949 et qui sert d’épigraphe à cette étude : « J’écris ton nom dans la nuit, Maria chérie » (171). Ces exemples montrent bien que la nuit, même si elle conserve sa nature obscure et profonde, est ici synonyme de lueur et de vie.

          Camus ne la sépare d’ailleurs pas de l’amour au sens large, celui que l’écrivain définit dans « Noces à Tipasa » : « Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. » (Camus, OC-I, 107-108). La nuit accentue la sensualité et de nombreux passages de cette correspondance rappellent les descriptions que l’on trouve dans ce même essai : « C’est l’été, les journées ont ton visage, les pierres ta tiédeur. Le soir venu, les fleurs du jardin s’ouvrent un peu plus, s’amollissent. Je les respire. Je ne te sépare plus du monde, de sa beauté » (610). Différents sens sont convoqués, et avant tout l’ouïe qui selon, Gilbert Durand, est largement sollicitée en temps nocturne[13], ce que Camus confirme : « C’est la nuit. La pluie tombe sur la prairie et sur la rivière, la maison est silencieuse. Je peux écouter mon cœur et il ne me parle que de douceur et de tendresse pour toi, ma voyageuse » (1133). Mais pour l’écrivain, l’odeur domine, par exemple lorsqu’il évoque « l’odeur des nuits » (1221) à Lourmarin, ou une chambre qui la nuit « était pleine de parfums » (540) à Grasse. Ce sens semble emporter les autres, par un effet de synesthésie qui crée alors les conditions nécessaires pour exprimer l’amour et le désir.

          « L’heure difficile » se charge ainsi pour Camus d’une connotation heureuse lorsqu’elle est célébrée dans une sorte de liturgie commune : « j’attends l’apaisement du soir, j’attends notre heure, la lumière oblique, cette pause entre le jour et la nuit » ; « je souhaite moi aussi les instants du bonheur, l’apaisement des soirs, ton visage perpétuel » (130-131 ; 649). En janvier 1950, il médite sur la force de leur amour, force qui s’affirme malgré l’angoisse : « Je me disais cela hier devant le jour qui tombait (que cette heure est triste), que notre amour a la force et la profondeur des mers et que tout ce qui le contrarie, même en nous-mêmes (tes colères, mes distractions), n’a pas plus d’importance que les cailloux qu’on y jette » (200). En fait, Camus ne semble être en mesure d’échapper à l’angoisse crépusculaire qu’en l’associant à la femme aimée, ou en s’appropriant par l’emploi de la tournure possessive (« notre heure ») les moments partagés à ce moment-là, comme si elle seule était capable de le sauver de cette mélancolie, d’être un rempart contre l’angoisse – rôle souvent attribué à Maria Casarès qui affirme elle-même, dans son autobiographie, avoir rempli un rôle protecteur et maternel pour l’écrivain[14]. Celui-ci fait alors appel à des souvenirs nocturnes précis pour chasser la dépression : « Peu à peu la constellation familière s’ordonne et il ne manque plus que l’étoile du soir, brillante et parfaite, celle qui pendait sur les collines de Cordes » (1153). Dans ces occurrences, le soir et la nuit sont inséparables de l’évocation de certains lieux préservés, presque sacrés, où les amants ont vécu quelques jours heureux, et qui reviennent régulièrement dans la correspondance. Il s’agit d’Ermenonville, de Cordes[15], ou de l’appartement de la rue de Vaugirard où habitait la comédienne, et notamment le balcon et la chambre de celui-ci : « Je pense à la petite chambre suspendue au-dessus de Paris, au soir qui tombe, au rougeoiement du radiateur et à nous, liés l’un à l’autre, dans la pénombre… » (227). Ce besoin du lieu clos est omniprésent chez Camus, comme si l’écrivain avait besoin de se protéger du monde extérieur et de ses agressions par la double protection, spatiale et temporelle, que formerait « la nuit close de l’amour » (574) : «           J’aime la nuit, avec toi, les lieux clos, les campagnes retirées, les bouts du monde, mais avec toi » (227).

La nuit peut s’enrichir d’une dimension spatiale qui s’ajoute à son acception temporelle ; elle prend forme et corps, comme dans la scène finale de « La Femme adultère » où les yeux de Janine «  s'ouvr[ent] enfin sur les espaces de la nuit[16] ». Gérard Genette dans l’étude mentionnée plus haut parle de la « spatialité (il vaudrait mieux dire spaciosité) privilégiée de la nuit, qui tient peut-être à l'élargissement cosmique du ciel nocturne » (Genette, 33). Cet « élargissement cosmique » est présent mais plus précisément décrit dans la correspondance, notamment lorsque Camus est en mer, par exemple pendant la traversée vers l’Amérique du Sud, en juin 1949. Ces nuits l’ont particulièrement marqué, puisqu’il les évoque à nouveau en 1951 :

 

La nuit, la lune emplit le ciel. J’ai passé de longues heures sur la terrasse, à la regarder et à suivre les étoiles. C’est la seule chose ici qui me rende un cœur paisible. Mais je pense aux nuits sur la mer et à mes longues heures sur l’Atlantique Sud, à l’avant du bateau, sous une pluie d’étoiles. Mon amour, le monde est immense alors. (809)

 

Ce vaste espace permet une forme d’union, grâce à cette immensité offerte à tous.te.s[17] et que partagent les deux amant.e.s, même lors des séparations les plus longues. Elle autorise même, grâce aux étoiles, une forme de langage amoureux et mystérieux que l’autre doit déchiffrer :

 

Tout à l’heure, la nuit était pleine d’étoiles filantes. Comme tu m’as rendu superstitieux, je leur ai accroché quelques vœux qui ont disparu derrière elles. Qu’ils retombent en pluie sur ton beau visage, là-bas, si seulement tu lèves les yeux vers le ciel, cette nuit. Qu’ils te disent le feu, le froid, les flèches, les velours, qu’ils te disent l’amour, pour que tu restes toute droite, immobile, figée jusqu’à mon retour, endormie tout entière, sauf au cœur, et je te réveillerai une fois de plus… (43)

 

Ce langage cosmique dédouble en quelque sorte la lettre mais il est plus efficace, car dans une immédiateté que la discontinuité matérielle de l’échange épistolaire ne permet pas.

 

Conclusion

 

Ces heures intenses de la soirée et de la nuit font donc partie d’un rituel épistolaire d’écriture et de lecture essentiel dans cette correspondance amoureuse. Souvent convoquées par les deux épistolier.e.s, elles leur offrent la possibilité d’exprimer et de mettre en scène leur amour, leur désir exacerbé, le manque de l’autre, leurs souvenirs heureux ainsi que leurs angoisses profondes, qui parfois touchent à la folie. Entre bonheur et dysphorie, mesure et démesure, la correspondance révèle une dualité constante, qui est comme on le sait caractéristique de l’œuvre de Camus qui affirmait dès Le Mythe de Sisyphe : « Il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit » (OC-I 304).

 

 

[1] Albert Camus et Maria Casarès. Correspondance 1944-1959. Paris : Gallimard, 2017, page 171.

[2] On lit dans l’essai qui porte ce titre dans L’Envers et l’Endroit : « Lentes, paisibles et graves, ces heures reviennent, aussi fortes, aussi émouvantes - parce que c’est le soir, que l’heure est triste et qu’il y a une sorte de désir vague dans le ciel sans lumière » (Camus, OC-I, 47).

[3] Les numéros de pages sans indications annexe correspondent à l’ouvrage étudié : Albert Camus et Maria Casarès. Correspondance 1944-1959. Paris : Gallimard, 2017.

[4] Cette expression est employée le 25 avril 1950 : « Le soir tombe. C’est l’heure difficile » (524), le 11 juin de la même année : « Le soir quand arrive l’heure difficile […] » (618) et le 15 décembre 1952 : « Le soir est tombé en effet. Ici comme partout, c’est pour moi l’heure difficile » (893).

[5] Mette Ivers, autre amante de l’écrivain dans les dernières années de sa vie emploie d’ailleurs ce terme pour le décrire dans un entretien avec Agnès Spiquel : « Il me semble qu’Albert avait aussi un côté profondément lunaire. Il émanait parfois de lui comme une étrange atmosphère nocturne, faite de silence, d’absence, de solitude lointaine et froide. Il était là et en même temps très loin, comme une sorte d’oiseau de nuit un peu inquiétant. » (L’Herne, 69)

[6] Ce pacte a certainement été établi entre eux de manière explicite, puisqu’ils y font référence à de nombreuses reprises. Mais il se double d’un second, implicite à toute correspondance : « Le contenu purement informatif des lettres est souvent restreint, il compte moins que l’échange lui-même, moins que les raisons et les manières de le faire durer. D’où l’idée de pacte épistolaire, calquée sur le pacte autobiographique de Philippe Lejeune. Pacte dans le sens où chaque lettre questionne l’intensité et les formes de l’engagement de soi dans la relation à l’autre et dans la vie familiale. Cette impulsion relationnelle s’exprime à travers différents motifs récurrents : ainsi les formules qui expriment l’absence (les variations autour du je-pense-à-toi, de la conversation ou du bavardage), le plaisir de recevoir mais aussi combien il en coûte d'écrire malgré le peu de temps, la fatigue, etc. » (Dauphin, Poublan para.5).

[7] Maria Casarès quitte Camus fin 1944, lorsque son épouse Francine, bloquée à Oran pendant la guerre, le rejoint en France. Le 6 juin 1948, ils se recroisent à Paris et renouent leur relation qui ne cessera qu’à la mort de l’écrivain en 1960.

[8] Jean-Pierre Vivet (1920-1998) est un ancien collaborateur de Combat, qui mènera ensuite une carrière de journaliste et d’éditeur. Camus évoque ici la visite de celui-ci à Cabris, à l’occasion d’un déjeuner.

[9] Françoise Simonet-Tenant cite ici en partie un article de Philippe Lejeune, « Au jour d’aujourd’hui », Épistolaire n°32, 2006, p. 57-70.

[10] « La lettre semble favoriser la communication et la proximité ; en fait, elle disqualifie toute forme de partage et produit une distance grâce à laquelle le texte littéraire peut advenir » (Kaufmann, 8).

[11] « Bonne nuit, bonne nuit, ma chérie. Je t’embrasse comme je le voudrais » (Camus, Correspondance, 778).

[12] La lettre est pour Camus un espace de liberté où la dimension poétique de son écriture peut s'exprimer. Voir l'article de Raphael Luiz de Araùjo, « Albert Camus et la poétique de Némésis », dans lequel l'auteur montre, en s'appuyant sur la correspondance de l'écrivain avec René Char, que « la lettre est également un lieu où communication et poésie se rencontrent » (para.10).

[13] « L’oreille est alors le sens de la nuit » (Durand, 77).

[14] « Père, frère, ami, amant et fils parfois […] » (Casarès, Résidente privilégiée, 388).

[15] Leur premier séjour à Ermenonville, dans l’Oise, a lieu après le voyage en Amérique du Sud, en septembre 1949. Les lettres échangées dans les premiers mois de l’année 1950 sont ponctuées de références à ce séjour, souvent associées aux soirs, comme ici : « Oui, tu as raison, c’est aux soirs d’Ermenonville qu’il faut penser. Et j’y pense, j’y pense toujours pour trouver le courage qu’il faut jusqu’à la fin du mois » (Camus, Correspondance, 414). Ils y retourneront plusieurs fois par la suite, notamment en avril 1950. Ils passeront plus de deux semaines à Cordes en août 1957.

[16] Camus, Œuvres complètes IV, page 17. On peut penser aussi à la scène finale de L’Étranger où Meursault trouve dans la nuit apaisement et compréhension avant son exécution.

[17] C’est le sens de la nuit dans l’essai « Entre oui et non », où la nuit est offerte à tous, même aux pauvres : « Mais surtout, entre les grands ficus, il y avait le ciel. Il y a une solitude dans la pauvreté, mais une solitude qui rend son prix à chaque chose. À un certain degré de richesse, le ciel lui-même et la nuit pleine d’étoiles semblent des biens naturels. Mais au bas de l’échelle, le ciel reprend tout son sens : une grâce sans prix. Nuits d’été, mystères où crépitaient des étoiles ! » (Camus, OC-I, 48). Sur le thème de la nuit dans l’œuvre de Camus, voir aussi l’étude d’Hiroki Toura, « Le motif de la nuit dans l’œuvre de Camus ».

Bibliographie :

  • Barthes, Roland. Fragments d’un Discours Amoureux (Collection Tel Quel). Paris : Éditions du Seuil, 1977.

  • Camus, Albert. Œuvres complètes I 1931-1944. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2006.

                                Œuvres complètes IV 1957-1959. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2008.

                                et Maria Casarès. Correspondance 1944-1959. Paris : Gallimard, 2017.

  • Casarès, Maria. Résidente privilégiée. Paris : Fayard, 1980.

  • Dauphin, Cécile. « La mise en scène épistolaire. Cas d’une correspondance familiale (France, 19e siècle) ». La lettre et l’intime : l'émergence d'une expression du for intérieur dans les correspondances privées (17e-19e siècles), dirigé par Paul Servais et Laurence Van Ypersele avec la collaboration de Françoise Mirguet. Louvain-la-Neuve : Academia-Bruylant, 2007.

  • Dauphin, Cécile et Danièle Poublan. « “L’éloignement rapproche” : Rhétorique de l’espace et du temps dans une correspondance familiale au xixe siècle ». Chauvard, Jean-François, et Christine Lebeau. Éloignement géographique et cohésion familiale (xve-xxe siècle). Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 2006. [Consulté en ligne le 11/04/2021 ici : https://books.openedition.org/pus/12870?lang=fr]

  • Durand, Gilbert. Les Structures anthropologiques de l’imaginaire - 16e édition. Paris : Armand Colin, 2020 [1969].

  • Ferreyrolles, Gérard. « L'épistolaire, à la lettre », Littératures classiques, vol. 71, no. 1, 2010.

  • Gay-Crosier, Raymond et Agnès Spiquel. Cahier Camus (Cahiers de L’Herne t. 103). L’Herne, 2013.

  • Genette, Gérard. « Le jour, la nuit ». Langages, 3ᵉ année, n°12, 1968.

  • Kaufmann, Vincent. L’Équivoque épistolaire. Paris : Les éditions de Minuit, 1990.

  • Kletlz-Drapeau, Françoise. "Le droit d'aimer sans mesure" dans la correspondance Camus-Casarès. Paris : Anne Rideau éditions, 2019.

  • Luiz de Araújo, Raphael. « Albert Camus et la poétique de Némésis », dans Loxias, 54, mis en ligne le 16 septembre 2016. [Consulté en ligne le 18/09/2021 ici : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8451].

  • Rosset, Clément. « L’écriture épistolaire ». Nouvelle Revue Française, n°329, 1er juin 1980.

  • Simonet-Tenant, Françoise. Dictionnaire de l’autobiographie. Paris : Honoré Champion, 2017.

  • Toura, Hiroki. « Le motif de la nuit dans l’œuvre de Camus ». Camus et l’Histoire, textes réunis et présentés par Gay-Crosier, Raymond et Philippe Vanney. Paris : Revue des lettres modernes Minard (Série Albert Camus), 2009.

 

 

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À propos du/de la rédacteur.ice :

 

Sandrine Hylari est professeure agrégée de lettres modernes. Elle a repris ses études en 2019 à l’université Paul Valéry de Montpellier et travaille, dans le cadre de son doctorat, sur la correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès publiée en 2017.

 

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