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Au fil de l'eau

Au fil de l'eau

Entretien avec Rachel Bower : l'accouchement dans la poésie 

 

Alice Braun

 

Juin 2022

Cet entretien a été réalisé dans le cadre du projet innovant « Birth(ing) Stories » en collaboration avec l’université Sorbonne Nouvelle

 

Alice Braun : Lorsque vous êtes tombée enceinte et que vous avez accouché pour la première fois, avez-vous été surprise par le faible nombre de textes littéraires sur le sujet ? Et lorsque vous avez commencé à lire sur le sujet, quelles étaient les autrices qui ont compté pour vous ?

 

Rachel Bower : Lorsque je suis tombée enceinte pour la première fois en 2009, on trouvait relativement peu de poèmes au sujet de la grossesse et de l’accouchement. Je crois avoir pris pleinement conscience de ce que cela signifiait néanmoins, en termes de poétique et d’histoire littéraire, lorsque j’ai commencé à écrire au sujet de ma propre expérience et à m’inscrire dans une tradition littéraire. 

Pour moi, écrire sur la grossesse, la perte, la naissance et l’allaitement, c’est essayer de toucher à la vérité – ce sont des questions de vie et de mort. Mais dans la longue histoire de la littérature anglophone, l’accouchement est quelque chose qui s’est déroulé, pour l’essentiel, proprement, sans désordre, dans le secret d’une chambre : la femme, qui “porte un enfant” va typiquement se retirer pour accoucher, puis elle réapparaît avec le bébé ou alors meurt en couches. Mais il y a quelque chose d’énorme qui reste absent ici, et c’est l’immense expérience existentielle qui consiste à abandonner son corps à la douleur, la honte, le pouvoir, l’exhibition, l’extase – au bord de la mort, et à la naissance de la vie. 

Heureusement, on a pu noter un réel changement au cours des dernières années, avec notamment la publication de poèmes et de recueils en anglais extraordinaires sur le sujet, par des poète.sse.s tel.les que Liz Berry, Rebecca Goss, Pascale Petit, Hannah Sullivan, Gail McConnell et bien d’autres. Des projets de recherche explorant la grossesse, la naissance et la petite enfance commencent également à apparaître dans des universités prestigieuses, et des prix littéraires commencent à récompenser l’excellence de l’écriture sur ce sujet. 

 

Mais il y a encore bien du chemin à parcourir ! Et je pense que c’est également vrai de la critique littéraire : je ne crois pas que l’on ait encore bien articulé le dilemme qui se trouve au cœur de l’écriture sur la maternité, si admirablement décrit par Eavan Boland en 1995. J’ai déjà rédigé un article à ce sujet pour le magazine Wild Court, mais je trouve que cela vaut la peine d’y revenir un peu plus longuement. 

Eavan Boland suggère que « la femme poète d’aujourd’hui est prise dans un champ de force », donnant pour exemple la femme qui sort de la cuisine pour récupérer son enfant qui, pour la troisième fois, « est sur le point de se mettre des grains de laburnum dans la bouche ». Dans le jardin, avec l’enfant dans les bras, « petit, chaud et sans défense », la femme remarque la « frondaison d’ombre autour du laburnum et une mystérieuse lumière dorée s’en reflète dans ses yeux ». Néanmoins, lorsqu’elle peut enfin s’asseoir pour écrire (après avoir essuyé la farine sur ses mains et avoir mis l’enfant à la sieste), elle est assaillie par une série de voix « puissantes et perturbantes ». D’un côté, les « conventions poétiques » lui murmurent que cette expérience n’est pas un sujet digne de l’écriture poétique, et qu’elle doit être modifiée pour justifier son inclusion. D’un autre côté, elle ressent la pression d’une force « féministe » qui lui suggère que de telles expériences sont matières à ressentiment, et que ce ressentiment lui-même est un sujet digne d’un poème. Malgré ces voix persuasives, Boland se convainc que la femme se tient « au centre du moment lyrique lui-même, dans un tissu de couleurs, de sensualités et d’émotions » qui sont « à équidistance, tant des conventions poétiques, que des sentiments politiques », et que si elle peut seulement « détacher le mode lyrique de l’élitisme romantique traditionnel et des nouvelles colères féministes » alors elle sera enfin capable d’exprimer ce moment.

Je crois qu’il s’agit d’une problématique que nous essayons encore de démêler aujourd’hui. 

 

En termes d’auteur.ice.s ayant eu un impact, Sylvia Plath reste importante pour moi, en partie en raison du fait que j’ai découvert son recueil Ariel à l’école grâce à un enseignant brillant : il s’agit du premier recueil de poèmes que j’aie jamais lu. Sa représentation des conflits qui entourent l’expérience de l’accouchement et de la maternité me paraissent encore très pertinents et empreints de vérité : un amour intense conjugué à une forme de distance et d’aliénation ; l’étonnement et l’émerveillement conjugués à la banalité des tâches et des corvées de la vie avec un jeune enfant à la maison. 

 

AB : Pourquoi, selon vous, l’écriture portant sur la maternité en général, et sur l’accouchement en particulier, est toujours considérée comme sentimentale, et parfois même mièvre ? 

 

RB : C’est une bonne question ! Beaucoup des critiques positives de mes recueils de poèmes s’ouvrent sur une mise en garde précisant qu’ils ne sont en rien sentimentaux (ce qui sous-entend qu’ils sont donc dignes d’être lus). Comme s’il fallait toujours approcher l’écriture de la maternité avec scepticisme – comme si le point de départ était forcément une sentimentalité effusive.

Tout cela est bien entendu en lien avec l’habitude prise de longue date de juger l’écriture des femmes comme étant personnelle, émotionnelle, transparente et domestique. Mais plus spécifiquement, cela me paraît être intimement connecté avec l’un des dilemmes évoqués dans la situation que décrit Boland : les femmes se voient obligées de choisir entre des poèmes sentimentaux où elles chérissent leur bébé ou des poèmes empreints de colère où elles expriment leur ressentiment à son égard. 

La poésie récente portant sur le sujet a montré que cette dichotomie était tout à fait fausse : il suffit de lire ces vers pleins d’ironie, d’affection mais aussi très terre-à-terre dans le recueil Three Poems de Hannah Sullivan pour le comprendre :

 

Alors bien sûr : qui a envie de naître ?

 

            Et de se faire extraire, dans une chambre sans fenêtre

            Quelque part près Paddington avec Radio 5 Live en fond sonore ?

 

            Naître violet, les cheveux brouillés comme des œufs ? (62-63)

 

Ce qui nous amène à poser la question sous un angle différent. En novembre 2021, j’ai participé à une discussion passionnante sur la maternité avec les poéte.sse.s Nazneen Ahmed et Liz Berry, modérée par Saima Mir. Berry, qui a produit de très beaux écrits sur la maternité, et j’ai défendu la sentimentalité : pourquoi y aurait-il un problème à écrire sur nos enfants avec tendresse ? Pourquoi devrions-nous éviter les sentiments, ou partir du principe que cela mène inévitablement à des clichés ou à une écriture de mauvaise qualité ? 

Étant donné la place importante que prend l’amour dans la tradition littéraire, nous pouvons certainement au moins envisager la possibilité d’écrire sur nos corps, sur nos bébés avec amour, tout en produisant en même temps des poèmes très aboutis et travaillés.

Je pense que la technique poétique peut nous aider.

une expérience aux limites mêmes de la langue

AB : En tant que poètesse, croyez-vous qu’il existe une spécificité de l’écriture sur l’accouchement en poésie plutôt qu’en prose ? Quelles sont les techniques poétiques que vous avez utilisées afin de représenter cet événement ? 

 

RB : Je pense que la ligne de démarcation entre la poésie et la prose est assez floue, surtout si l’on commence à prendre en compte la poésie narrative et la prose lyrique : il n’est donc pas totalement possible d’effectuer cette distinction ; en tout cas pas de manière simple. Néanmoins, je crois en effet qu’il existe des techniques littéraires, dont un certain nombre sont plus typiques de la poésie, qui sont utiles pour essayer de capter quelque chose de l’essence de l’accouchement.

 

Pour ma part, j’ai l’impression qu’il y a une question plus large en jeu ici : la question de la chose elle-même, la question qui est cœur de la littérature : comment peut-on atteindre une langue qui exprime la vérité, à l’œil, à l’oreille et au ressenti – lorsque l’on tente de retranscrire une expérience comme celle-ci ; une expérience aux limites mêmes de la langue ? Une expérience qui, comme les expériences du sublime, de la mort et de l’extase, met d’une certaine manière au défi la représentation par les mots – ou du moins le discours narratif.

 

Je me demande si une anecdote ne pourrait pas être utile ici : avant d’accoucher, j’ai demandé à ma mère de me décrire les contractions : où les ressent-on ? Quelle sensation font-elles ? Quand elle m’a répondu qu’elle n’en savait trop rien, qu’elle ne pouvait pas le décrire, j’ai trouvé cela incompréhensible. Mais maintenant, je me retrouve exactement dans la même position. Que répondrais-je si quelqu’un me posait la question ? C’est quelque chose qui relève du tremblement, de l’abîme, de la puissance, de la perte, de la souffrance, de la force, quelque chose de noir ou de rouge, une vie nouvelle, une séparation, une allégresse, une forme de sublime, de désespoir, de jamais-je-ne-survivrai-à-ça, une forme d’inévitabilité – il va bien falloir que ce bébé sorte d’une manière ou d’une autre – une distorsion du temps, de la vie elle-même, une impression de disparaître dans une faille du temps et du langage. Cela ne se prête certainement pas à une narration linéaire !

Je pense que la technique poétique peut nous aider. Lorsque l’on met tellement de pression sur la langue qu’elle finit par atteindre son point de rupture – grâce à l’utilisation des espaces, de la syntaxe, de la compression, de la fragmentation, de la fracture, par exemple, alors il devient peut-être possible pour le lecteur d’avoir un aperçu de cette expérience qui contient un élément de vérité.

 

AB : Vous avez déclaré un jour qu’il était aussi difficile d’écrire sur l’accouchement que d’écrire sur la couleur bleue. Est-ce que vous pensez qu’il existe quelque chose d’ineffable dans l’accouchement qui repousse les limites de la langue ?

RB : En effet. C’est en lien direct avec mes réflexions précédentes sur la technique poétique. J’ai effectivement abordé un jour la question de la manière dont on peut écrire le bleu – comment l’on peut repousser les limites de la langue pour obtenir du bleu – après avoir lu la nouvelle de Virginia Woolf « Blue and Green. » Cette nouvelle explore la possibilité de capturer la couleur avec des mots. Encore une fois, pour moi, il s’agit d’une des questions qui se trouvent au cœur de la littérature : comment capturer la qualité de montagne de la montagne ? comment donner du bleu au lecteur ? comment lui faire ressentir l’amour ou la perte ? comment dire quelque chose sur la chose en elle-même ?

Bien que cela puisse sembler un peu abstrait, je pense que le problème de comment capturer l’expérience de la mise au monde – de la naissance – est une question similaire. Pour moi, cette expérience requiert de nouvelles manières de former la langue, et de penser ce que nous croyons savoir, si l’on veut se rapprocher de quelque chose de plus vrai. 

On le voit dans le poème « Transition », de Liz Berry, qui décrit une étape du travail qui est parfois décrite comme étant la plus douloureuse, alors que le corps passe de l’ouverture du cervix à la poussée :

Lorsque les feux ont balayé                      ont embrasé mon corps

j’ai voulu ramper dans ce lac du Kejimakujik […]

couler ma chair   et me glisser en liberté     une anguille

noire sang et musculeuse  écumer l’éclat du lac

 

Chaque expérience de l’accouchement est évidemment incroyablement unique et différente, mais je pense qu’il y a quelque chose dans cette expérience – comme dans toute expérience, qui nous amène jusqu’à nos limites physiques, mentales et émotionnelles – qui est extrêmement difficile à capturer dans la langue.

***

Bibliographie

 

Berry, Liz. The Republic of Motherhood. London : Chatto & Windus, 2018.

Boland, Eavan. Object Lessons: The Life of the Woman and the Poet in Our Time. Manchester : Carcanet, 1995.

Plath, Sylvia. Ariel. London : Faber & Faber, 1965.

Sullivan, Hannah. Three Poems. London : Faber & Faber, 2018.

 

À propos

Rachel Bower est une autrice plusieurs fois récompensée basée dans la ville de Sheffield, au Royaume-Uni. Elle a notamment publié deux recueils de poèmes : Moon Milk (2018) and These Mothers of God (2021).

 

Alice Braun est maîtresse de conférences en anglaise à l’université Paris Nanterre. Elle travaille sur la représentation de la maternité dans la littérature contemporaine de langue anglaise.

 

Le projet Birth(ing) Stories cherche à caractériser les récits d’accouchement en tant qu’objet et non seulement en tant qu’outil de la recherche. On s’intéresse aux différentes formes qu’ils prennent, aux différentes narrativités qu’ils portent, selon qu’ils sont oraux, écrits, littéraires, numériques, délivrés dans le cadre d’un entretien de recherche ou travaillés par des poète.sses. Le projet pluridisciplinaire veut allier les perspectives des disciplines qui prennent en charge les récits d’accouchement comme comptes-rendus langagiers de l’expérience périnatale: linguistique, analyse de discours, études littéraires, sociologie, cultural studies, psychologique, études aréales et bien entendu maïeutique. Dans ce cadre-là, Rachel Bower, ancienne universitaire devenue poétesse à plein temps a ouvert notre séminaire en faisant le lien entre les récits et leurs analyses. Alice Braun, qui a mené l’entretien enrichit la discussion de sa connaissance du monde littéraire anglophone contemporain et de ses recherches sur la représentation littéraire des expériences de maternité. Leur collaboration est exemplaire des positions multidisciplinaires du projet qui tâche dans ses différentes réalisations ou sous-projets de relier les mondes académique, artistique et médicaux.

Pour aller plus loin :

Dans le cadre de notre collaboration, Alice Braun propose également des traductions de poèmes de Rachel Bower dans la rubrique "Lectures" d'Ecriture de soi-R, à découvrir ici.

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